Sous les commandements du capitaine, l'équipage de la Damnée couche son bâtiment. Malgré tout le soin qu'investit chaque matelot, Clifton ne peut s'empêcher de grincer des dents en entendant le fracas de la coque qui bascule et s'échoue sur la terre ferme. Chacun d'entre nous tire des cordages depuis les rouages d'amarrage jusqu'aux arbres les plus robustes de la forêt. Comme mes camarades, je parcours quelques mètres dans la forêt afin de nouer solidement la corde à un tronc que je juge assez large pour contribuer à retenir le navire. Par précaution, je lance tout de même un regard en l'air avant d'achever mon nœud, si toutefois une habitation y serait nichée. Verdict : aucune cabane en vue. Mes yeux se perdent dans les feuillages qui masquent le ciel et la tête se met à me tourner. Machinalement, je me secoue, comme pour me remettre les idées en place malgré la douloureuse migraine qui brutalise mes tempes.
« De l'eau ? »
La voix chaude de Clifton me fait sursauter ; je ne l'avais pas senti se rapprocher. Je regarde autour de moi : je ne suis pas la seule à souffrir, chaque pirate peine à tenir debout. Je n'avais jamais ressenti le mal-de-terre auparavant, mais après ces semaines passées à bord, le débarquement est troublant et provoque des nausées. Seul le capitaine semble tenir le choc, ou bien prend-il sur lui pour distribuer les quelques rations d'eau pure restantes à son équipage. La tête me tourne et je peine à garder mes idées claires. L'espace d'un instant, mon regard trouble se perd sur la main que Clifton tend devant moi. Je me demande où nos ardeurs auraient bien pu nous conduire, si... À peine l'idée effleure-t-elle mes pensées que mes jambes flagellent d'autant plus. Manifestement encore troublée par notre rapprochement d'il y a quelques heures, j'arrache d'un coup sec la gourde de ses mains et laisse l'eau perler dans mon œsophage. La fraîcheur du liquide qui m'abreuve semble gainer chacun des organes sur son passage, lequel se détend à nouveau en retrouvant sa chaleur originelle. Une fois ma soif assouvie, je rends le récipient à son propriétaire qui détourne nonchalamment le regard puis les talons, dans la direction d'un autre matelot à rafraîchir. Son insensibilité est déconcertante ; j'ai quand même pas rêvé ce rapprochement ? Non pas que je ne sois en train de développer une quelconque tendresse pour le capitaine de la Damnée, mais notre soudaine proximité me perturbe encore. C'est un pirate, après tout, à quoi je m'attendais ? Il doit avoir une paire de bras qui l'attend sur le port de chaque île. Sa lubricité n'était que primitive, étant la seule femme qu'il ne lui ait été donné de fréquenter depuis plusieurs semaines en mer. Est-il seulement assez pervers pour être excité à l'idée de m'avoir au creux de sa main de cuir, malléable, pouvant tout aussi bien être enfermée avec fermeté que provoquée par la tendresse ? Qu'il essaye, tiens, il sera reçu ! Ou bien tout cela n'est-il que chimère : aussi effusif a-t-il pu me sembler, cet épisode ne l'aurait-il pas été en réalité uniquement dans la représentation que j'en garde ? L'esprit du capitaine n'a aucune raison d'être bouleversé, tandis que les questions jaillissent et s'affolent dans le mien. Idiote... La fumée concentrée dans la baie semble m'étouffer. Heureusement, l'équipage prend rapidement la route et nous nous enfonçons dans l'humidité des bois.
Nul n'aurait pu se douter, en traversant l'épaisse végétation silencieuse de Silvar, que le sommet de l'île pouvait être aussi vivant. Sur les pas de Kishi, nous laissons les notes d'une mélodie entraînante parvenir jusqu'à nos oreilles tendues. Malgré son excitation, Takane semble ravi à l'idée de nous servir de guide et parvient à articuler, d'une voix impatiente :
« Le sommet de Silvar n'est pas si haut, mais la forêt qui l'environne retient la fumée des embruns. C'est pour ça que la terre est moins humide et, puis, qu'on y peine moins à respirer. C'est un peu... notre place du village. Vous allez voir ! ».
La terre glaise sous nos pieds semble en effet se solidifier à mesure de notre progression. La musique devient quant à elle de plus en plus forte. Peu à peu, les fougères opaques laissent transparaître les fabuleuses lumières de la fête qui bat son plein, quelques mètres plus loin. J'écarte les derniers feuillages qui obstruent ma vue, pour enfin me retrouver face à un spectacle tout à fait opposé à l'ambiance humide et pesante des bois que nous venons de traverser : autour d'un immense feu de joie, les Silvaryn dansent, mangent, sautillent et boivent. La chaleur des braises et des rires vient chasser le mal de terre. Nos regards slaloment entre les différents villageois et se faufilent dans la foule de visages souriants qui, presque aussitôt, perdent de leurs éclats. Les danses s'interrompent en cascade, lorsque chacun prend conscience de notre présence à seulement quelques mètres d'eux. Un murmure parcourt l'assemblée, qui nous scrute sans bouger. Abbott chuchote à son tour à Milo : « C'est pour ça qu'on débarque en plein jour, d'habitude... Ça nous lave de tout soupçon. ».
Kishi s'avance et pose un genou au sol, afin d'y déposer sa lance en signe de paix. En face de lui, un vieil homme se détache de la foule et approche à son tour.
« Bonsoir, Chef, commence Kishi. Je vous présente le Capitaine Clifton Yeraz et l'équipage de la Damnée. Ce sont...
- Des pirates !, le coupe une voix stridente dans la foule de Silvaryn.
Les discussions se répandent tout bas et prennent finalement de l'ampleur en un brouhaha inaudible, qui se fait vite assourdissant. Le vieillard élève finalement la voix, de manière à faire cesser les chuchotements anxieux :
- Qu'est-ce donc que tout cela, Kishi ?
- Chef, Takane est de retour.
À ces mots, Takane avance, le sourire en coin et les yeux brillants. Il s'incline et pose à son tour un genou au sol. Clifton ne tarde pas à en faire de même, suivi par le reste de l'équipage. Le chef de la tribu fait un pas en direction de Takane et caresse tendrement son épaule. L'espace de quelques secondes, le vieil homme ferme les yeux. Le jeune pirate annonce :
- C'est un réel honneur d'être de retour sur l'île, Chef Rakesh. Je vous présente mes camarades et amis, les matelots de la Damnée. Et bien sûr, son capitaine.
Le buste du vieux Rakesh pivote pour se retrouver face à l'homme qu'on lui présente - et qui le regarde avec le plus noble des respects. Les joues caves du chef silvaryn semblent peu à peu s'adoucir et la peau sèche aux coins de ses lèvres se plisse en une myriade d'élégantes craquelures lorsqu'il dépose une main hospitalière sur l'épaule de Clifton.
- Nos tables sont les vôtres. ».
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La Nébuleuse
RomanceDepuis plus d'un siècle, le monde est envahi par une épaisse fumée toxique, contraignant les populations à se réfugier aux sommets des montagnes. Sur AEther, le plus prestigieux d'entre eux, Serena Clayden ne rêve pas. Elle ne rêve plus. Malgré le f...