Chapitre 1

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 À l'aube, l'étendue nuageuse qui environne l'archipel de Cordesse prend un aspect nacré : la brume, presque translucide, est partiellement illuminée par les reflets du soleil se heurtant contre les volutes des nuages qui s'étalent et se froissent au gré du vent. Malgré sa blancheur immaculée, l'épais rivage ne laisse pas transparaître les flancs immergés des montagnes, ce qui donne aux sommets leur allure d'îles jaillissant hors d'une mer de nuage. De rares dirigeables de commerce larguent ainsi les amarres, au petit matin, et transportent les matériaux depuis les monts miniers jusqu'aux îles industrielles. Parmi elles se trouve celle qui m'a vue naître.

Bâti au cours des siècles en suivant les reliefs montagneux, le village d'Æther est le plus prestigieux d'entre tous et concentre l'activité politique de l'archipel. Au sommet de la ville trône fièrement le Palais de l'Assemblée, théâtre des prises de position du gouvernement. Le peuple s'est quant à lui établi dans des bâtisses à colombages, serpentant l'immense rocher. Les demeures culminantes sont principalement celles des grands esprits du siècle : les inventeurs et chercheurs, mis en avant pour leur travail quotidien pour le progrès. La ville et le monde vivent au rythme des innovations, créées à partir de l'imagination débordante que les individus les plus ingénieux puisent dans leurs rêves. Mais ces nantis ne sont pas nombreux, tant la pollution de la fumée en constante prolifération depuis le siècle dernier contamine les esprits sur plusieurs générations, les contraignant à l'enfer de l'ignorance. Les vies les plus misérables se concentrent ainsi dans le port d'Æther, là où la débauche se fait si étouffante qu'elle en prive les habitants de leurs facultés de réflexion et de leurs songes. L'air y est irrespirable et, hantés par le néant de leurs sommeils et la pauvreté omniprésente, les quotidiens s'installent dans la laideur d'un paysage enténébré par les embruns de la mer de nuage.

C'est ainsi au point du jour que les premiers rayons transpercent l'épais brouillard pour s'échouer sur la façade du Pétrin, la plus ancienne taverne du port. Chaque matin, Erling sort balayer le seuil de la gargote, noirci par la crasse que transportent les vagues de fumée nocturnes. Les yeux plissés sous ses épais sourcils grisonnants, le vieux barbon observe les flots avec nostalgie. Plus d'une décennie s'est écoulée depuis l'époque où il prenait la mer chaque jour avant l'aurore. À l'époque, il n'avait pas le temps de voir le port s'animer. Il embarquait à bord du navire le plus recherché de Cordesse à l'heure où les marins les plus chanceux sont encore endormis, les mains posées sur les seins des femmes de joie, et rentrait assez tard pour n'entendre que les râles de moribonds éméchés entre deux chalands. Dans sa mélancolie matinale, Erling laisse un soupir gras se mêler au frais brouillard.

La même fraîcheur virevolte et s'insinue sous les combles de la vieille taverne, où je dors encore les yeux mi-clos. Une pluie de frissons chatouillent les extrémités de mon corps, depuis mes orteils jusqu'au sommet de mon crâne, m'extirpant d'un morne sommeil. Je n'ai pas rêvé.

Contrairement à la plupart des non-rêveurs, je suis bel et bien née avec la faculté de rêver ; mes nuits ont été dépouillées de leurs chimères depuis l'attaque nocturne ayant coûté la vie à mes parents, quinze ans plus tôt. J'ignore s'il s'agit là des répercussions du traumatisme, ou bien de celles des embruns toxiques qui encombrent mes bronches depuis que nous avons élu domicile sur le port. Rien ne me permettrait d'opter pour l'une ou l'autre de ces hypothèses ; la surprenante coïncidence temporelle de l'apparition du smog et de la soudaine aphantasie de toute une partie de la population ne semble pas être le sujet au centre des recherches actuelles. Et puis, à quoi bon chercher à savoir ? Le résultat est le même.

Après avoir rapidement ajusté une chemise en haillons sous mon vieux corset de cuir, je descends quatre-à-quatre les marches jusqu'à l'entrée et sifflote en plantant un baiser sur la joue velue d'Erling :

La NébuleuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant