Chapitre 21

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 Il est trois heures du matin et je ne parviens toujours pas a fermer l'oeil. Je suis rentrée il y a deux heures environ, en compagnie d'Eberhard - les règles sont les règles, aucun matelot ne doit être livré à lui-même sur Valnut. Mon camarade s'est allongé sur la couchette à côté de la mienne, nous avons bavassé au sujet du navire et de son admiration pour tous les instruments de navigation, qu'il juge modestement tout aussi salutaires que les ustensiles chirurgicaux dont il maîtrise la manipulation. Dans ces flots d'éloges sensés me rassurer sur mes compétences, je ne suis malheureusement pas parvenue à trouver le sommeil aussi rapidement que mon camarade. Le reste de l'équipage est rentré en groupe, chacun rejoignant sa paillasse. J'ai fait mine de dormir mais, de toute manière, ils étaient visiblement tous beaucoup trop saouls pour remarquer jusqu'à notre présence. Les effluves d'alcool s'échappant de leurs gosiers par leurs râles ont fini de les bercer, tandis que je ne parvenais toujours pas à fermer l'oeil.

Il est non seulement difficile d'avoir un sommeil aussi léger que le mien, mais le fait d'être née rêveuse rend ce manque d'autant plus éprouvant. On reconnaît généralement aisément les individus nés rêveurs devenus aphantasiques : avoir fait l'expérience de la douceur des songes depuis sa plus tendre enfance puis en être soudainement privé est d'une grande violence. Je pense ne pas me tromper en assurant que cette expérience est nettement plus rude que de ne pas savoir du tout à quoi la rêverie correspond. Les nuits s'assombrissent, paraissent plus longues, monotones, rendent les courants d'air plus froids et le moindre cri au loin plus déchirants encore. Peu à peu, j'ai appris à fixer mon attention sur différents éléments sonores à mesure que glisse ce long manteau noir dans le ciel. Au fil des minutes, l'ouïe paraît presque s'affuter jusqu'à ce que la fatigue nous aspire dans le gouffre d'une noirceur abyssale. Pourtant, ce soir, malgré la l'obscurité, la fatigue et l'alcool dans mon sang, rien ne parvient à m'endormir. Le coeur qui tambourine dans ma poitrine, plus fort encore que les grincements de la coque de la Damnée, entrave toute concentration sonore.

Je ferme les yeux et m'attache à suivre le mouvement de balancier que fait la coque sur les vagues de nuage bercées par le vent. Les yeux fermés, j'écoute tantôt les ronflements qui résonnent depuis la salle des machines, tantôt ceux qui s'échappent des gosiers de pirates aux alentours. Lorsqu'enfin le souffle d'Eberhard se fait entendre, les sifflements de ses narines ont toute mon attention. Mes paupières s'ouvrent, laissant mon regard cheminer malgré la pénombre jusqu'au corps d'où proviennent ces sons à la régularité hypnotique ; mon camarade dort sur le dos. J'observe la simple couverture se soulever au rythme calme de sa respiration. Ses yeux sont clos et voilà que je me surprends à lui jalouser cet air si paisible.

Soudain, des scintillements sur le mur viennent perturber ma concentration. Je me redresse afin d'atteindre la lucarne de laquelle proviennent les violents éclats de lumière : l'horizon nuageuse est partiellement illuminée par des éclairs sévissant au loin. Cette lumière, à la fois douce et affolée, suscite un des rares souvenirs que je maudis de ne pouvoir visualiser : les soirées d'orage de lorsque j'étais enfant. À cette époque, les vrombissements du tonner étaient la seule entrave à mes rêves ; ils m'effrayaient plus encore que les chimères les plus monstrueuses de mes cauchemars, m'empêchant ainsi de fermer l'oeil.

Lorsqu'un éclair déchirait par malheur le ciel plus violemment que les autres, la terreur me poussait hors du lit, à la recherche de mon père. Bien souvent, je tombais nez-à-nez avec la couette chiffonnée de son côté du lit parental, encore chaud. Ma quête se poursuivait donc jusqu'à la salle à manger, depuis laquelle la porte d'entrée entre-ouverte me laissait distinguer l'imposante silhouette, installée sur le pas de la porte et alors absorbée par cet horizon captivant. Mon héros n'était jamais effrayé par le terrible bruit de la foudre ; au contraire, le spectacle des éclairs le fascinait. Ma présence ne le surprenait jamais et il m'accueillait avec un si grand sourire que cela en faisait disparaître toute mon inquiétude. Nous restions ainsi, assis et muets, à observer le ballet sublime qui met en lumière des nuages à la mouvance spectaculaire, acclamés par le tonner. Je finissais même par m'endormir dans les puissants bras de mon père, bercée par ces coups de foudre qui n'appartenaient qu'à nous.

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