La Nébuleuse

Chapitre 20

 Hormis le clapotis du bouillonnement de l'eau qui s'amenuise à mesure que la chaudière se refroidit, le silence règne dans la cale. Mon corps se tortille pour parvenir à tendre au charpentier chaque planche de bois, l'une après l'autre, malgré la promiscuité entre nos corps et le métal brûlant de la machine. Clou après clou, les coups de marteaux de Farold agissent comme les battements d'un métronome rythmant l'enchaînement régulier et répétitif de mes contorsions. Aucun de nous ne prononce un mot ; on en oublierait presque la présence de Blade et ses allées et venues jusqu'à la soute à charbon. Les grincements du bois résonnent sous ses pieds, à mesure de ses allées et venues jusqu'à la soute à charbon. Ces derniers sont presque hypnotiques, parfaitement synchrones avec les tintements du métal de ses bottes tandis qu'il termine de déplacer les sacs de briquettes noires.

Farold n'est pas très bavard, mais j'avoue ne pas avoir trop cherché à la ramener. Bien évidemment, je suis affreusement gênée par ma bourde de toute à l'heure ; le robuste pirate a beau être très impressionnant de par sa carrure et sa forte voix grave, impossible de nier que son coeur est d'une grande bravoure. Cela aussi se perçoit dans la chaleur que transporte le profond timbre de sa voix, lorsqu'il s'adresse à ses camarades à bord. Je vois bien que chacun de ces pirates considère l'équipage comme sa famille - et la Damnée comme sa maison -, cependant Farold est certainement celui qui incarne au mieux cette abnégation pour ses pairs. Dès mon arrivée à bord, sa bienveillance a attiré toute ma compassion : l'amour qu'il porte à chacun, tantôt comme un frère, tantôt comme un père, est d'une profonde sincérité. Je m'en veux donc d'avoir pu, même pour plaisanter, blâmer ce capitaine qui représente tant pour eux. N'ayant jusqu'alors jamais eu l'occasion de naviguer au sein d'un équipage, il est vrai que je n'ai jamais réellement eu l'occasion d'apprécier ces valeurs familiales - sur la mer comme dans mon propre foyer. Au fond, tout ça vient titiller ma propre confiance en moi : bien que mes parents nous aient témoigné pendant plusieurs années tout l'amour qu'ils nous portaient, je pense malheureusement ne garder aujourd'hui que les stigmates de la rustre pudeur d'Erling.

De temps à autres, Farold m'adresse un sourire, comme pour me rassurer que nous ne sommes pas en froid. Il est simplement peu bavard. Nous terminons tout juste de clouer la dernière planche, condamnant définitivement la lucarne, lorsque Bromley descend s'assurer que les procédures d'arrêt du moteur sont favorables à l'accostage sur Valnut.

« Comment ça s'passe, là-d'ssous ?, énonce le maître d'équipage.

- Bien, répond Farold. La fenêtre est condamnée.

- La tuyauterie a l'air o.k. également, renchérit Blade. On n'a pas eu trop de dégâts dus à l'humidité.

Bromley hoche la tête et esquisse un sourire :

- Bien joué, Farold. Heureusement que t'avais prévu le coup. Bon, sinon, je vais essayer de négocier avec Clifton pour qu'on passe tous une nuit... sympathique sur Vanut...

Les rires gras des pirates s'élèvent dans la petite chaufferie. Je ne peux m'empêcher de lever les yeux au ciel en comprenant à quoi le qualificatif « sympathique » fait allusion. Il reprend :

- ... Cependant, je compte sur vous pour garder un tant soit peu la tête froide. N'oubliez pas où nous faisons escale. Tiens, d'ailleurs : Blade, Farold, vous pouvez regagner le pont pour aider à l'accostage. Faut que je touche deux mots à Clayden.

Eh merde, qu'est-ce qu'il me veut ? Les deux matelots s'attellent à ranger leur matériel tandis que le quartier-maître se tourne vers moi :

- Clayden, entreprend-il avec un ton solennel qui ne manque pas de m'agacer. Le Capitaine Yeraz n'a pas manqué de me dire que c'est ta première fois à l'extérieur de Cordesse.