Le soleil a pris une teinte orangée et se replie derrière la ligne d'horizon brumeuse. Clifton m'a laissée parcourir seule les quelques centaines de mètres jusqu'à la taverne tandis qu'il rejoignait son équipage. Ce dernier doit certainement être inquiet d'avoir vu son capitaine - et son navire - disparaître, cependant je trouve étrange que Clifton ne m'ait pas imposé son chaperon après ma première fuite. J'ai fuit une fois et, m'ayant cernée, il doit bien se douter que je n'aurais aucun scrupule à recommencer. Il doit penser que je lui suis redevable d'être venu me secourir, en preux chevalier. Cette idée m'agace ; je lui en suis reconnaissante, certes, mais j'ai très bien réussi à m'en sortir seule jusqu'à présent. Son aide m'a été précieuse, mais elle est loin de m'être nécessaire. Et bien que je n'ai rien à prouver à personne, je ne veux pas qu'il puisse penser qu'elle me le soit.
Cachée derrière un baraquement, j'observe Erling balayer, comme chaque jour à la tombée du crépuscule, le seuil bientôt foulé par les bottines habituées du Pétrin. Je décide de pénétrer l'auberge par l'arrière, sans un bruit, de crainte d'être aperçue. Le bois de l'interminable plancher semble hurler sous mes pas. Je monte ainsi les marches en colimaçon sur la pointe de mes fines semelles, jusqu'à la chambre de mon tuteur. Là, je devrais pouvoir emprunter quelques fripes masculines, histoire de me faire passer pour un homme à bord de la Damnée et pouvoir y séjourner - au moins pendant le temps désiré par son capitaine. Dans cet excès de silence, je ne peux retenir les pensées qui se bousculent et s'entrechoquent bruyamment contre les parois de mon crâne ;
Je n'ai pas d'autre choix que d'assurer mon service du soir à la taverne. En plus, mon absence serait trop suspecte après l'agression de Portgas et risquerait de mettre Erling en danger...
Et pourtant, je suis en train d'ouvrir une vieille cassette en bois.
Le Capitaine Yeraz ne sait pas que je vis dans cette taverne : jamais pareille opportunité de rester cachée ne pourra se présenter à l'avenir. Pourquoi rejoindre l'équipage de la Damnée, alors que je pourrais juste rompre le marché conclu avec son capitaine ? Je suis là, à m'agiter, m'affairer, alors que ce choix est beaucoup trop précipité pour être avisé. Je dois être influencée par la panique qui a été abondamment soulagée par le chaleureux sentiment de sécurité du contact de Clifton. Faire confiance à un pirate et établir un choix sur des émotions en ébullition n'est pas de bonne augure...
Pourtant, j'enfile un vieux pantalon.
La colère est toujours bel et bien présente ; pesante, indigeste, elle crispe mon ventre et pourrait me faire me tordre de douleur.
Pourtant, il est hors de question de me retrouver à nouveau tétanisée, comme je pouvais l'être dans l'étreinte d'Œil-Chassieux quelques minutes plus tôt ; prisonnière de mon propre corps.
Ainsi, rien ne vaut une fuite pour se sentir libre de ses actes.
Et pourtant, cette liberté a un prix. Aussi resserre-je le corset sous la large chemise de lin censée dissimuler ma poitrine.
Je choisis de n'emporter avec moi que le contenu de ma ceinture tactique - le nécessaire pour naviguer est là -, ma dague, ainsi que le carnet trouvé quelques jours plus tôt à la bibliothèque. Avant de l'ajuster dans une de mes bottines, j'en arrache une page laissée vierge et y note quelques mots à destination d'Erling : « Dois m'absenter. Suis en sécurité. Pardon, fais-moi confiance. ». En réalité, je constate, à mesure des virages que prend ma plume sur le papier, que j'ignore si ce que j'écris est vrai.
Après avoir glissé les quelques mots au creux de l'oreiller du vieux lit, je me dirige vers l'unique lucarne de la chambre. À travers les carreaux, j'observe l'extérieur : le barbon est toujours là, dehors. Il lance un dernier regard en direction de l'étendue cotonneuse en s'appuyant sur le manche de son balais. J'attends qu'il se retourne et regagne la taverne avant d'ouvrir la fenêtre. L'air fumeux qui s'engouffre dans la gargote remue mes boucles brunes ; j'avais oublié de les camoufler, elles aussi... Je regarde autour de moi et tends le bras pour attraper un tricorne de feutre brun sur le haut d'une étagère. Je le place ainsi sur le sommet de ma tête, et y glisse soigneusement chacune des longues mèches de ma chevelure. Puis, armée de courage et sans me retourner vers la chaleureuse petite chambre, je me glisse à l'extérieur du Pétrin afin d'en escalader la devanture.
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La Nébuleuse
RomanceDepuis plus d'un siècle, le monde est envahi par une épaisse fumée toxique, contraignant les populations à se réfugier aux sommets des montagnes. Sur AEther, le plus prestigieux d'entre eux, Serena Clayden ne rêve pas. Elle ne rêve plus. Malgré le f...