Chapitre 16

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 À quelques pas de moi, le vent fait vaciller les flammes du grand feu de joie. Si le temps se consume à l'allure frénétique de la fête qui se déroule devant mes yeux, mes pensées sont quant à elles suspendues dans l'air chaud qui émane des braises. Ce dernier flotte et emporte mon regard au-dessus de la foule qui se déhanche dans un vacarme imperceptible, couvert par l'écho des paroles du silvaryn qui semblent encore résonner dans les branches couvrant le ciel. Le vent finit par s'y dissiper et ma vue se brouille ; je peine à percevoir les quelques étoiles qui parviennent à percer les épais feuillages. L'horizon s'efface dans la brume, pourtant mon attention est intensément attirée par une douce lumière chatoyant au loin.

La lueur me tire aussitôt de l'égarement, éclaircissant ainsi mes pensées et clarifiant ma vue. À mesure que la netteté s'établit autour de moi, le tracé flou du point lumineux se précise et je parviens enfin à distinguer la forme d'une petite lucarne dans les hauteurs. D'après ce que m'expliquait Takane plus tôt dans la soirée, le souper est un rassemblement que nul parmi les habitants de Silvar ne souhaiterait manquer. Quand bien même il ne soit pas impératif d'y faire acte de présence, les habitants de l'îlet attachent une profonde importance, traditionnelle et solennelle, à la réunion. Pourtant, il semble qu'une cabane du village suspendu soit ce soir restée éclairée. Sans hésiter plus longtemps, j'échoue mon verre à moitié vide sur le comptoir du kiosque depuis lequel mon interlocuteur a déjà changé de sujet. Mes capacités de réflexion, anesthésiées par le choc, l'alcool et la fatigue, ne sont plus vraiment à même de me faire réagir. J'investis donc toute ma confiance dans mes membres postérieurs, lesquels seront désormais mes seuls guides. Un pas hésitant après l'autre, je m'enfonce ainsi dans les bois, sans jamais détourner le regard du chaleureux chemin de lumière qui m'attire dans les hauteurs.

Peu à peu, le son de mes semelles rebondissant sur le matelas de mousse et de feuilles parvient à couvrir celui de la fête. Pas à pas, l'air se rafraîchit. Humidifié par la brume de plus en plus épaisse, l'ourlet de mon pantalon se colle à mes fins mollets. Une enjambée après l'autre, je sens la pénombre s'obscurcir d'autant plus ; seul l'intrigant feu follet oriente mes déplacements. Enfin, je me retrouve nez à nez avec un immense cèdre. C'est de son feuillage en altitude que provient la lumière qui m'a guidée. Tout autour de ce grand pilier végétal, l'herbe couverte de brume danse sous le vent, semblable aux vagues qui se déchaînent au gré de la brise. L'immense tour naturelle au milieu de ces flots de verdure me rassure. Presque instinctivement, mes mains se posent contre les nervures de son écorce ; le tronc dégage une douce chaleur sécurisante, qui fait presque s'évanouir toute la détresse qui m'aliénait. Toujours absorbée par ce soleil brûlant dans la froide obscurité de la nuit, je m'agrippe aux cordages et escalade le grand cèdre. La brise qui glisse dans ma nuque me rafraîchit et je me sens presque voler au-dessus de tout. Pourtant, arrivée à la moitié de mon ascension, mes articulations me brûlent et la sueur commence à perler dans mon dos. Malgré la douleur que m'inflige la chair éraflée aux bouts de mes doigts, je continue de grimper. Je commence à mieux comprendre l'aisance de Takane dans le gréement de la Damnée.

Lorsqu'enfin j'atteins la lucarne de la petite cabane, je ne peux me retenir d'y jeter un œil : l'intérieur du logis est, lui aussi, entièrement boisé. Il lui confère une ambiance tant chaleureuse, par les délicats reflets des flammes de chandelles et l'odeur d'encens qui s'en dégage, que fascinant de par les curiosités qui peuplent les étagères. Différents bouquets d'aromates et de fleurs séchées sont suspendus par la tige depuis le plafond. Les Sylvarin n'ont pas eu d'autre choix que celui de s'adapter à l'abondante nature qui règne en maître sur leurs terres. Pourtant, je constate depuis mon arrivée que rien de leur relation avec les bois et les créatures qui y résident ne semble dire qu'ils en souffrent, ou que leur acclimatation ait été douloureuse. Ils vivent en parfaite harmonie avec la nature qu'ils occupent et avec laquelle ils partagent leurs quotidiens, jusqu'à leurs habitations. Les murs de la pièce à vivre sont recouverts de livres, entreposés sur différentes étagères. Sur ces dernières reposent également des flasques aux contenus intrigants, des insectes naturalisés, de toutes les couleurs et de toutes les formes, et des crânes d'animaux dont je ne saurais identifier les espèces. Je me hisse sur le pas de porte pour mieux les observer. Rien de tous ses bibelots ne m'est familier - qu'il s'agisse de leurs origines ou de leur utilité -, cependant il me semble ressentir une profonde sérénité en leur présence. C'est comme si la lumière que je percevais depuis les bois étincelait en réalité de l'aura de ces objets. La porte n'est visiblement pas verrouillée, puisqu'à peine ai-je appuyé la paume de ma main sur son bois poli qu'elle s'entrouvre afin de me laisser entrer.

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