La Damnée se rapproche rapidement des côtes ; je dois avouer que, malgré ses allures de navire de commerce, j'ai vite été troublée par l'aisance avec laquelle mon vaisseau volé se laissait manier. Je parie que sous ses lattes défraichies et usées se cache un joyau de technologie, trafiqué et débridé par l'équipage, capable de partir à l'assaut de n'importe quel dirigeable. Lorsque nous accostons, je me charge des manœuvres d'amarrage. J'ai l'habitude de sillonner la mer de nuage en solitaire, je ne connais même que ça, néanmoins il est rare que je navigue sur des embarcations aussi massives. Les cordes du trois-mâts sont épaisses et me brûlent rapidement les paumes. À quelques mètres, Clifton affiche un air amusé en m'observant pester contre les nœuds noués négligemment par son équipage.
« Laisse ça, me lance-t-il. File te trouver une tenue adéquate, je te rappelle que tu es censée te faire passer pour un homme aux yeux des miens... On a déjà de la chance qu'ils n'aient pas eu la brillante idée de venir attendre mon retour à même les quais.
Je commençais presque à trouver ce travail de concert plaisant, même si j'ai passé ces quelques dizaines de minutes à imaginer la ruse que je m'apprête à exécuter.
- Je n'ai pas de monnaie, manigancé-je en m'assurant que ma fuite paraisse crédible.
Le capitaine sort quelques pièces de sa poche et les glisse au creux de sa main.
- Tu as une demie-heure. Ne tarde pas trop, s'il te plaît. Ou bien, je serai obligé de te tuer. ».
Il s'imagine peut-être que ses menaces m'inquiètent. Je ne lui jète pas la pierre : de par sa posture seulement, il impose déjà le respect. Devant un pirate - qui plus est capitaine -, n'importe quel matelot plierait et se contenterait d'obéir sans plus de menaces. Mais mon petit doigt me dit que s'il a recours à ces dernières, c'est bien qu'il se doute de mon hardiesse. Je me contente donc de hocher la tête avant de dévaler la passerelle pour rejoindre les quais.
Tout cela semble trop simple, mieux vaut ne pas baisser ma garde ; je prends soin de ne pas me hâter et risquer d'alerter Clifton qui me regarde m'éloigner. Je marche d'un pas décidé le long du port et, lorsqu'enfin la distance me séparant du trois-mâts semble assez conséquente, je me mets à accélérer, sans un regard en arrière. Je cours à toute allure mais, malheureusement, la fin de la journée se fait ressentir : sur le port, la foule se dissipe à mesure que je m'y immisce. Je slalome entre les gens, me frayant un passage de plus en plus étroit. Lorsqu'enfin l'instinct prend le dessus, je bifurque pour trouver refuge dans les ruelles enfumées où travaillent les prostituées d'Æther. Non seulement le Capitaine Yeraz ne connaît pas l'île, mais en plus la carriole de Mitty sera une cachette assurément improbable.
Arrivée devant l'embranchement, une pluie de frissons parcourent mon corps : j'ai toujours détesté m'aventurer dans ces rues sombres, où l'aveuglante fumée opaque affûte chaque autre sens. Je pénètre ainsi courageusement dans l'épais brouillard, tandis que parviennent à mes oreilles les échos de la répugnante débauche des ruelles. Mon regard baissé balaye les pavés gris, me permettant de ne distinguer que le canal au bord duquel stationnent quelques embarcations. Je presse le pas à mesure que les cris d'ébats et les râles d'ivrognes jaillissent et semblent m'encercler. Peu importe que le poison des embruns pollués me brûle les yeux, mieux vaut ne pas regarder droit devant moi : je refuse l'idée de reconnaître, ultérieurement sur le port, les regards égrillards que je pourrais être amenée à croiser ici. Fonçant et slalomant, je mène une course contre l'aura de ces lieux. Je manque de déraper sur les pavés rendus humides par la brume épaisse lorsque je finis par heurter violemment quelqu'un. La frêle silhouette chancelle timidement.
« Merde, désolée !, me confonds-je, maudissant ma hâte.
Voilà que je cause du tort à un débauché, alors que je devais justement me faire discrète. Eh merde... Plissant les yeux pour acclimater ma vue à la pénombre, je finis par reconnaître l'homme qui me fait face. Et, malheureusement, lui aussi :
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La Nébuleuse
RomanceDepuis plus d'un siècle, le monde est envahi par une épaisse fumée toxique, contraignant les populations à se réfugier aux sommets des montagnes. Sur AEther, le plus prestigieux d'entre eux, Serena Clayden ne rêve pas. Elle ne rêve plus. Malgré le f...