Chapitre 23

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 La mer a fini par délaisser son teint grisâtre pour retrouver son aspect cotonneux. Les nuages au-dessus d'elle se sont quant à eux dissipés de manière à laisser le soleil réchauffer les planches du tillac, encore humides de la veille. Nous avons été plutôt chanceux : la Damnée semble résister aux chocs les plus rudes. Bien sûr, Farold a dû entreprendre de petits travaux de réparation, par-ci, par-là, tandis que nous poursuivions notre cap, mais aucun de ces dégâts ne nous a forcés à jeter l'ancre.

Nous avons donc pu rapporter le butin de notre périlleux assaut aux autochtones des îles escroquées. Notre présence au sein du Récif Brumeux me rassure autant qu'il m'angoisse : nous ne risquons certes pas d'y croiser les corsaires - qui ont déjà dû placarder mon visage sur les murs de toutes les bicoques de Cordesse -, néanmoins j'espère croiser celui de ma sœur au coin de chaque rue de chaque îlet que nous visitons, en vain. De plus, je sais qu'il ne se passera pas longtemps avant que Clifton ne donne l'ordre de rejoindre l'archipel. Comme il me l'a déjà dit : il s'est donné pour mission de nuire au gouvernement. Naviguer ainsi dans une zone de non-droit a beau être dans mon intérêt, ces eaux dénuées d'officiers sont loin d'intéresser mes camarades.

Je regarde ainsi les heures défiler, dans l'attente des ordres qui menacent de surgir à chacun des allers-retours du capitaine sur le pont. Les cliquetis métalliques des sangles de ses bottes à chacun de ses pas résonnent comme le tintement d'une épée de Damoclès au-dessus de mon tricorne. Pourtant, l'ordre n'arrive jamais.

Mes moments de répit à bord se font rares : je suis constamment dans l'interaction avec les membres de l'équipage. Pourtant, malgré mes compétences sociales que je pensais réduites, voilà que je me retrouve à prendre du plaisir lors de mes entrevues avec chacun d'entre eux, plusieurs fois par jour. En réalité, à proprement parler, il n'y a pas un moment où je me retrouve seule. Même les soirs en pleine mer, alors que seuls quelques matelots sont assignés à la vigie, le pont se retrouve habité par tous les pirates qui tiennent volontairement compagnie à leurs camarades jusqu'à très tard.

Ces veillées, ce sont nos seuls réels instants de détente : ceux pendant lesquels j'ai l'impression de pouvoir aisément me laisser aller. La pénombre m'incite à faire fi de mon accoutrement, voire même parfois des mèches qui risqueraient de s'échapper de mon bandana. Chaque jour après dîner, pendant que Milo termine ses corvées de vaisselle, nous retournons sur le pont principal pour allumer un feu dans un vieux baril de charbon. Puis Abbott remonte des cuisines avec une marmite de grog - toujours différent selon les ingrédients chinés dans les îles que nous visitons quotidiennement - que nous dégustons autour du feu.

Lorsqu'enfin le mousse nous rejoint, chacun y va de sa contribution : un pirate lance une blague, suivi par un autre qui pousse la chansonnette - je crois que je connais déjà la moindre de leurs goualantes par cœur. Mais le moment que je préfère, c'est celui lors duquel l'un d'entre nous se rappelle d'une histoire à raconter. Là, les rustres pirates sanguinaires sont semblables à des gosses que l'on cherche à endormir, ouvrant de grands yeux pour mieux laisser le conteur prendre le contrôle de leurs esprits. Malgré notre aphantasie, il semblerait que le feu de camp soit comme animé par le ton solennel de la voix qui nous berce. C'est dans ces rares instants seulement que la fumée me paraît avoir une utilité : si, comme à son habitude, elle pique nos yeux et trouble l'horizon, c'est cette fois-ci pour mieux confondre nos perceptions. Dans ces instants hors du temps et de l'espace, chaque flamme vacillante donne vie à l'histoire qui se déroule sur ce petit théâtre de cendres.

Chacun d'entre nous possède des qualités de conteur qui le rendent unique : Farold accorde beaucoup d'intérêt aux descriptions spatiales, là où Bromley attache plus d'importance aux détails sanglants. Moi, il paraît que je suis plutôt douée pour donner des détails sur les odeurs et les sons qui envahissent les scènes que je décris - je dois tenir cela de ma mère. Quand Milo prend la parole lors des veillées, c'est pour nous raconter des facéties qui nous font nous tordre les entrailles de rire. Blade et Clifton raffolent des histoires d'assauts, tandis que Takane préfère raconter les histoires de trahison. Mais le spécialiste des récits fantastiques et légendaires, c'est Abbott. Il faut souvent lui tirer les vers du nez, mais lorsque notre cuisinier au cœur tendre se remémore une histoire complètement ahurissante, il ne lui faut pas longtemps pour employer son ton le plus hiératique. Dans ces cas-là, gare à quiconque boit trop bruyamment son breuvage ou déglutit un peu trop fort !

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⏰ Dernière mise à jour : May 15, 2023 ⏰

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