Chapitre 22

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 Il a fallu reprendre la mer au plus vite, ordre du capitaine. D'après lui, mieux vaut profiter du fait que les éclairs viennent du ciel : si la foudre atteint les nuages sur lesquels on navigue, ils deviennent impossibles à pratiquer et la moindre bourrasque scélérate pourrait retourner notre bâtiment ou faire crever son zeppelin. J'aurais nettement préféré attendre sur le port, mais les potentiels dégâts auxquels son précieux navire pourrait être exposé n'a pas laissé l'ombre d'un doute à Clifton, qui nous a fait lever l'ancre dès l'aube. Avec du recul, ce n'est pas plus mal : m'imaginer coincée sur Valnut, sans navire en état de marche en guise d'échappatoire, me terrifie plus encore que le déchaînement de la mer de nuage.

Nous avons donc passé la journée à préparer la Damnée : les voiles de tempêtes nous aideront à traverser les vents et, poussés par ces derniers, nous limiterons notre temps de présence dans les bourrasques et ainsi les risques pour le ballon d'air. Les hommes les plus forts se sont chargés d'abaisser la grand-voile, tandis que Blade et moi ajustions la trinquette.

La préparation d'un tel navire me fait prendre conscience de tout l'intérêt d'avoir un équipage nombreux, tant la surface de contrôle est vaste. La clarté des commandements de Clifton témoigne à elle seule de sa témérité dans une telle odyssée. Plus encore, l'aisance des matelots dirigés à l'ouvrage me laisse vite comprendre qu'il ne s'agit pas d'une première fois. Les pirates s'organisent, chacun à son poste : Farold et Abbott sortent les câbles de remorquage et les fixent, Milo et Takane s'assurent quant à eux de doubler toutes les fixations de barils, bidons et autres équipements sur le pont. Dans la salle des machines, Bromley et Blade verrouillent les tuyaux d'échappement du moteur et ouvrent les orifices de vidange. Dans cette chorégraphie où tous semblent connaître leurs rôles, je descends m'occuper des sous-ponts, comblant et fixant nos couchettes déjà brinquebalantes avant d'attacher solidement la cargaison dans la soute. C'est ainsi depuis la cale que j'entends retentir l'appel de la corne de brume depuis le pont principal.

Comme nous l'attendions, les voiles de tempête se gonflent de tout l'air houleux qui hurle au travers du gréement et leur puissance nous propulse à grande vitesse. Attelée à la barre, je m'assure de maintenir le cap, sans quitter des yeux le reste de l'équipage qui intervient sur la voilure : la prise de ris nous permet de jouer avec la surface des voiles pour nous ajuster aux vents. Tous ces hommes ne sont plus que des bras, manipulant les agrès, tirant les cordages, repoussant les tissus à moitié déchirés, ramenant vers eux la bôme prête à céder sous la violence du mistral.

Tenir la barre dans de telles circonstances est à la fois effrayant et stimulant : je ressens pour la première fois le plaisir de naviguer à plusieurs. Le soutien de chacun de mes camarades se ressent dans la moindre impulsion prise par le bâtiment. Je discerne dans chaque soulèvement de la coque toute l'implication des matelots qui, même estropiés, s'arrachent à contenir les voiles.

Près de moi, Clifton hurle à s'en époumoner dans la turbulence sèche des rafales qui lui fige les cordes vocales. Bien que je pense qu'il sous-estime mon habileté à barrer, je dois reconnaître que la présence du capitaine à mes côtés me rassure : mes manœuvres dépendent du calcul de chaque éventualité qui se présente à nous, or je n'ai jamais navigué par gros temps. Les conseils de Clifton m'aiguillent et élargissent mon champ d'observation - même si j'avoue devoir redoubler d'efforts pour ne pas détourner ma concentration des cumulonimbus en égarant mon regard sous sa veste luisante de pluie, là où la chemise écru détrempée qui lui colle à la peau laisse transparaître les poils de son torse.

Lorsqu'enfin nos mouvements sont en parfaite adéquation avec les vents, de manière à anticiper notre brigue dans une symbiose remarquable, il nous semblerait avoir fusionné avec le navire. La Damnée s'est changée en un dispositif fantastique aux émanations vaporeuses ; ses neuf paires de bras pareils à des ressorts s'accordent, synchrones comme des engrenages, conférant à sa coque un mouvement de balancier. Soudain, la voix de Takane s'extirpe de notre alliage et s'élève grinçante dans le mistral pour nous prévenir : « Navire marchand en vue ! ».

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