Chapitre 19

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 L'ombre du zeppelin se projète sur les immenses voiles, se hissant désormais au grand complet au-dessus de nos têtes. Les réparations ont été entreprises en début de matinée, peu après notre retour auprès de la Damnée. Chaque matelot y a mis du sien, sciant les troncs et rabotant les planches à la sueur de nos fronts et à la seule force de nos bras. Bien sûr, il a fallu être prudents : certains feuillages étaient toujours imprégnés des gouttes de la pluie toxique qui a fait rage pendant une bonne partie de la nuit. Pour cela, le Chef Rakesh a missionné quelques Silvaryns émérites afin de nous venir en aide. Les habitants de l'île - avec leur expertise en dendrologie et leur habilité à les convertir en constructions robustes - sont les plus à même de nous conseiller quant aux arbres à déraciner. Mieux valait en effet qu'aucune bâtisse ne soit perchée en haut de leurs cimes. Il nous fallait également éviter d'abattre les espèces d'arbres les plus sensibles à la brume : la fragilité de leurs troncs n'est pas optimale pour la construction et « le mat se s'ra émietté d'ici la moitié de la traversée. », m'expliquait Farold.

Dans ce ballet d'ouvriers acharnés au travail, Farold est sans nul doute celui dont les prouesses m'ont le plus impressionnées. Jusqu'à présent, j'ai toujours eu pour habitude d'éviter de réparer seule mes navires. Pas besoin : je les vole pour une journée avant d'apprécier les voir partir à la dérive sur la brume, une fois le soleil couché. Ainsi le rôle de charpentier est-il le seul que je n'exerce que très rarement à bord. Mais là, en à peine quelques heures, le vigoureux pirate à la peau d'ébène a su prendre la tête de tout un atelier : une tâche a été attribuée à chacun d'entre nous avec des consignes claires et précises, afin de hâter la remise à l'eau du navire. Finalement, l'équipage a pu remonter à bord en milieu d'après-midi, à peine le troisième mat hissé haut jusqu'aux cieux.

Le voilà désormais chatouillant la brume, se camouflant dans la cime des arbres disséminés sur le récif. Peut-être est-ce simplement dû au retour en mer, mais je dois avouer que le fait de quitter si rapidement Silvar me soulève le cœur. Je reste encore tourmentée par les paroles de Dayela ; la prêtresse m'avait pourtant assuré que j'aurais dû trouver ce que je cherche dans l'eau de l'Ezume. Hormis la terre glaise et les gouttes d'une pluie assassine, je n'ai pas dégoté grand trésor. Concernant le Capitaine Yeraz, il ne m'a pas davantage questionné sur ma quête de la nuit dernière - je crois que je n'ai jamais été aussi reconnaissante envers sa nonchalance. Le reste de l'équipage ne s'en est pas plus préoccupé et, par respect et par prudence, je ne les questionne pas sur l'endroit où chacun a passé la nuit. J'espère simplement que Takane a pu profiter de son foyer et de la présence de sa pauvre mère... À bord, le silvaryn a rapidement retrouvé le chemin du gréement. Depuis que nous avons décollé, sa longue-vue tente de percer la purée de pois, rivée sur l'arrière du navire et le village duquel il s'éloigne.

Lorsque j'ai questionné Clifton sur notre cap, j'ai été rassurée d'apprendre que nous restons tout de même au sein du Récif Brumeux. Les réparations du mât ne sont pas les seules précautions auxquelles il nous faut être vigilants avant de reprendre la route ; les dégâts dans le gréement qu'a engendrés la tempête ont entraîné un voyage jusqu'à Silvar bien plus long que celui pour lequel les stocks de charbon avaient été prévus. Il est donc nécessaire de faire escale sur un autre îlet, où passer prendre de quoi alimenter le moteur. Bien que toujours un peu frustrée, je vois dans cette destination l'opportunité de nouvelles explorations, à la recherche de traces laissées par Carolina. Cette pensée m'obsède et je ne parviens pas à tenir en place, aussi me suis-je enquise des corvées dès mon arrivée à bord.

Sur le pont, les pirates s'occupent comme ils peuvent. Le capitaine et son second discutent à la barre. Bromley a toujours cet air suffisant ; je n'entends pas ce qu'ils peuvent se dire, mais tout sonne faux chez ce pirate. Depuis son torse courageusement bombé jusqu'à son regard sévère, sa posture faussement inébranlable lui donne plutôt des airs de crétin. Au fond, je suis certaine qu'il a quelque chose à compenser - ou à cacher. « Eh, pointe ça aut' part, tu veux ? », râle Abbott face au canon du pistolet que je brique frénétiquement. Je m'excuse et tourne l'arme à l'opposé du baril de poudre sur lequel le cuisinier est assis. Installés à ses côtés, autour d'une petite tablette leur servant de tapis de jeu, Farold et Eberhard rient devant l'agitation du pauvre maître-coq estropié. Je bourre les balles au fond des pistolets à silex - désormais étincelants -, tout en essayant de comprendre les règles du jeu de cartes auxquels les hommes ont entrepris de jouer. Or il semblerait qu'il n'en existe pas - tout du moins aucune qui ne soit pas enfreignable. Ils bavassent tout en écrasant leurs mains sur le plateau dans un ordre aléatoire, la plupart des cartes gisant écrasées sous les culots de leurs poêlons d'étains. Il semblerait que les joueurs boivent une gorgée de rhum lorsqu'ils perdent une manche - ou bien lorsqu'ils gagnent.

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