Chapitre 3

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 Un nouveau matin s'impose entre mes paupières mi-closes, lassées d'une nouvelle nuit dénuée de songe. Les vapeurs d'alcool qui s'immiscent déjà par l'interstice de la porte depuis le rez-de-chaussée de la taverne m'infligent le souvenir de l'altercation d'hier soir : mon esprit altéré est heureusement hermétique aux images répugnantes du visage d'Œil-Chassieux qui pourraient me revenir, néanmoins le souvenir kinesthésique de ses doigts rugueux effleurant ma chair suffit à lui seul à me soulever le cœur. Les effluves acides du rhum bon marché rejoignent ce souvenir et me poussent hors du lit ; je me hâte auprès de l'unique fenêtre de ma petite chambre, que j'ouvre assez grand pour remédier à ce haut-le-cœur matinal. Face à l'horizon qui se dessine par-delà les nuages, je sens l'affliction venir tambouriner ma poitrine.

Mon activité quotidienne est certes charitable, et il est apaisant de pouvoir dresser quelques sourires sur les tristes visages de l'archipel, or la solitude tend à me laisser un goût amer chaque matin au réveil. C'est le caractère répétitif de cette routine qui m'est insupportable ; dépourvue des rêves dans lesquels je pourrais prétendre m'évader, le réveil en est d'autant plus douloureux. Et encore : contrainte à me cantonner à la morne destinée réservée aux femmes, les entorses aux règles établies me permettent de me sentir plus battante, plus vivante.

L'intransigeant gouvernement de l'archipel n'est pas le seul à nous forcer à cette résignation. Selon moi, le peuple a lui aussi sa part de responsabilité dans l'attisation de ce courroux : tout le monde à Æther ne pense qu'à l'avenir, sans jamais retourner leurs prodigieuses réflexions sur tout un pan de l'histoire qui nous est devenu inconnu. Si, du haut de leurs perchoirs, ces grands esprits jetaient chaque matin un simple regard par leurs fenêtres, la mer de nuage les rappellerait à ce passé qui nous a échappé. Impalpable, la fumée dans laquelle s'esquissent les vagues sur lesquelles voguent les navires volants n'est en réalité qu'une épaisse buée toxique. Devenu trop nocif pour envisager s'y aventurer, on ignore tout du monde sous les nuages que l'on occupait pourtant jadis et, plus que tout, on le renie. Chacun semble avoir oublié que la mer de nuage est la conséquence des innovations cracheuses de fumée. J'ignore si cette indifférence est inconsciente ou volontaire - entreprise afin de poursuivre leurs activités polluantes de fumée sans culpabilité aucune.

De l'ancien monde, il ne reste plus que les sommets des monts, autrefois délaissés. Les paysages sauvages ne sont plus peuplés que par une vingtaine des espèces animales et végétales avec lesquelles les hommes cohabitaient jadis ; les autres ayant progressivement sombré sous la prépondérance de la vapeur toxique que l'on s'entête à faire sortir de toujours plus de machines, soi-disant pour le progrès. Or, le résultat est là : on s'est réfugié en haut des plus hautes montagnes de la Terre pour échapper à la fumée, accéder aux dernières bouffées d'air frais, sans garder à l'esprit que plus la marée sera haute et plus l'accès à l'oxygène sera compromis. Évidemment, les premières populations contraintes à cette mort certaine seront les habitants des ports, déjà anémiés par les embruns de la mer de nuage.

De mon côté, privée d'imagination novatrice, j'apprécie me documenter sur ce monde du passé. Cette partie immergée des earthbergs qui n'intéresse plus personne m'intrigue au contraire ; que s'est-il passé pour que la mer de nuage devienne si épaisse, sans que les grands esprits l'ayant initiée n'aient pu le prévoir ? Les vestiges de ce monde étant désormais rendus inaccessibles, le seul lieu permettant de fouiller le passé est la bibliothèque d'Æther, où d'anciens manuscrits ont pu être rapatriés au cours du siècle dernier. Entraînée par l'excitation que seule ma curiosité est à même de susciter en ce matin morose, je dévale les marches me conduisant hors de la gargote pour enfin fouler les sentiers pavés. Mes pas hâtifs me conduisent aux hauteurs de la ville. Là, sur la majestueuse place du marché où se reflètent les plus beaux rayons du soleil, se tient la bibliothèque. Sa façade est aussi éblouissante que celles des bâtiments l'environnant. La place est entièrement bâtie à partir de pierres d'une blancheur immaculée - qui en ferait presque oublier la pollution de la fumée entourant l'île -, ornée de dorures aux reflets étourdissants. Mais l'éclat extérieur de la bibliothèque n'est qu'une illusion, permettant de l'assortir au simulacre de riche patrimoine duquel souhaite se convaincre le peuple en altitude. En vérité, le bâtiment est tout autant laissé à l'abandon que le savoir duquel il regorge. D'ailleurs, personne ne daigne prêter attention à mon arrivée, même lorsque mes pas résonnent sur la pierre des premières marches.

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