ACTE II - 15

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Il y a des voyages inoubliables. Ce ne sont pas tant les buttes témoins de souvenirs d'événements notables — qui ne sont finalement qu'anecdotique — de ce que l'esprit ne peut effacer avec le temps. Ces innombrables failles normales persistent encore à l'infini, et pourtant bien qu'elles finissent par cicatriser sous les assauts des eaux, des pierres et de la terre, elles insistent à vouloir dicter les règles obsolètes d'un monde révolu. Cependant, ces plans de fragilité ont le talent d'abriter de grandes richesses insoupçonnées, des phénocristaux éblouissants et des éléments de valeurs. Souvent, l'esprit les ignore de crainte de suffoquer sous les débris et les gravats. Mais la peur est une chose si prenante qu'elle est la seule règle imposée que l'esprit n'ose outrepasser, même si la peur n'est légitime uniquement s'il y a quelque chose à y perdre.

Rarement, les failles sont jugées à leur juste valeur.

Wayne se perdait dans l'horizon de la ville. Benedia était si immense que même au sommet de la tour Omega, la plus longue parmi elles, Wayne n'en pouvait voir le bout.

Au loin, au-dessus des lampadaires et au travers du mur nuageux, se dressait l'orbe du Capitole. Il trouvait la ville fantomatique d'ici, avec toutes ces lumières orange et blanches, et ce gouffre obscure qui s'étirait entre les architectures.

Plus bas, la circulation était plus calme qu'en journée. Les lunes ornaient le ciel. Le métro passa. Le vent souffla.

La sérénité habitait Wayne.

« Bonsoir le grand final. »

Wayne sourit avec humeur. « Moi aussi elle m'est restée en tête, cette chanson.

— Elle ne veut pas partir, c'est horrible. »

« Maquiller nos emprises fatales. »

Vicky leva les yeux au ciel. « Arrête, je t'en supplie. Quelle idée de mettre un morceau comme ça dans une file d'attente pour un sandwich à la con.

— C'est toi qu'a voulu absolument ce sandwich, fit rappeler Wayne.

— Mais ils ont un truc dans la sauce que je n'arrive pas à cerner, s'exclama Vicky. Il faut que je rétablisse la vérité.

— Et tu te rendras compte que ce n'était qu'un mélange bidon entre la moutarde et la sauce tomate. »

Vicky eut un rictus. « Si c'est vraiment ça je jure de porter plainte, et j'en profiterai pour te filer une baffe. »

Wayne s'esclaffa. « J'ai comme un mauvais pressentiment. »

Un silence s'installa, alors qu'ils appréciaient la vue qui se présentait à eux en se réchauffant mutuellement. « Pourquoi tu regardais en bas, ce jour-là ? »

La question le surprit. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle allait se remémorer de cet épisode. « Depuis que je suis arrivé je me demandais ce qu'il y avait en bas des tours. Tu m'as dit qu'il n'y avait rien, mais moi je crois qu'il y'a des gens, comme toi et moi et qui ont besoin d'aide. Je n'imagine même pas l'enfer de vivre sous une telle ville. Pourquoi le sujet est aussi tabou ? Je ne comprends pas. C'est pourtant essentiel.

— C'est justement parce que la police n'y fait rien, mais à cette échelle c'est impossible, et ça fait bien longtemps que la FGR ne s'en préoccupe plus, depuis la dernière Configuration. Alors par faute de pouvoir faire quelque chose, on préfère ne pas y penser, mais on se voile la face et, à cause de nous Benedia court à sa perte. »

Wayne resta silencieux pour l'écouter, en dépit de ses interrogations. « Tu n'as pas à t'inquiéter pour eux. De toute manière, à la cime il ne reste certainement qu'un gigantesque ossuaire, et ceux qui parviennent à survivre sont à la solde de l'Eglise. Les vers sont des opportunistes, des égoïstes qui sont capables à tout pour leur misérable vie. Même s'il faut vendre son âme à l'étoile. »

Les InnommablesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant