Les Innommables

ACTE II - 18

Souvent, la patience se confond avec la raison. Car il est toujours préférable de suivre les voies saintes de la vertu que d'embrasser pleinement le soi véritable, et puisque sur ces mêmes lois se construisent les nations, quiconque ne peut y trouver à redire. A l'instar du seigneur auprès de ses serfs, elles ordonnent, dirigent et punissent tout en laissant une marge minimum de contraintes pour qu'elles soient plus acceptables et ainsi, devenir des dieux. A l'instar du chef de guerre qui accepte de laisser une voie de sortie au village. Il fait tenir le siège, pour finalement remporter la bataille sans même devoir combattre. Les armes sont laissées de plein gré en échange de chouettes appétissantes, tandis que les traîtres, agresseurs de la liberté seront jugés.

Vexen ne s'était pas lamenté, entre ces géants mécaniques débordant de transpirations, de larmes et de désespoir. Le ciel enflammé l'entourait au-dessus. Les mélanges cadavériques en-dessous, charriés par le métal et les eaux rouges. Au loin, le soleil se cachait, comme s'il avait lui-même honte d'avoir osé éclairer de telles obscurités, voilé de nuages toxiques et instables. Ensuite, que s'était-il passé ? Les épaves ont été récoltées, les pavés nettoyés et les vapeurs dissipées. Les constructions ont été sorties de leurs cendres, alors que la végétation a été laissée pour compte.

Aujourd'hui, Vexen ne saurait encore dire s'il avait véritablement survécu, tant il avait l'impression d'avoir perdu une grande partie de ce qui faisait sa personne. Personne qu'il ne reconnaîtrait pas s'il arrivait qu'ils se croisent, et s'il la reconnaissait, il aurait probablement envie de la tuer avant même que le contact s'opère.

Installé sur son poste de conduite, Odi trouva cela étrange. Il existe un adage qui explique qu'il est préférable de ne pas oublier d'où on vient, de manière à ne pas ignorer à qui doit-on, et qui nous est redevable. Enfin, éviter l'annulation pure et simple de l'identité actuelle pour continuer à avancer — Odi n'aimait pas cette expression — Continuer à avancer, comme s'il était suffisant de résumer cela à une route. S'il fallait le décrire ainsi, Odi le verrait certainement sans bas-côté pour un vide profond, une sorte de ruban souple et infini sur lequel les plis, les intersections, les discordances et les manques sont multiples.

Dans la brume matinale, le capitaine émergea de sa voiture pour arriver entre les buissons de l'allée principale. Circonspect, il vit à gauche la caméra plantée dans l'arbre, à sa droite le sobre panneau lui indiquant de continuer à avancer sur le chemin de gravier.

Benedia possédait des endroits bien étranges, tant de bizarreries que même Odi ne les connaissait pas toutes, et s'il fallait être impressionnable une minute — à l'instar d'un Markor qui se surprend lui-même à être surpris, il dirait que ce lieu n'échappait pas à la règle. A mesure qu'il avançait, l'impression d'être à rebours le prenait. De par ces statues perdues dans ce jardin mortuaire illustrant d'illustres personnages de la genèse de la ville, de ces arbres calcinés depuis une autre époque et qui lui envoyait des flashs d'images morbides, jusqu'à ce manoir qui se rapprochait comme pour lui faire remonter des souvenirs. De par cette cour qui, volontairement, n'avait pas évolué comme pour y garder sa symbolique, et jusqu'à cette grande entrée au style nouveau où de grands événements s'étaient produits.

Comme la tradition le demandait, Odi se débarrassa de ses chaussures, enleva son insigne et sa cravate de sa chemise pour sentir le froid du marbre et l'atmosphère frigorifique.

Odi s'efforça de sourire lorsque le majordome qu'il connaissait que trop bien arriva à son niveau. « Bienvenue au Capitole, très cher capitaine. »

Il se sentit mal à l'aise sur le ton officiel et condescendant de l'hôte, qui dans son uniforme solennel, le toisait depuis ses rides qui marquaient son visage de part en part. « Me voilà, dit-il pour remplir le silence.