Chapitre 5

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[ANNA]

Et le premier contrat en a appelé d'autres. Douze ce mois-ci : douze c'est beaucoup, ça fait douze carrières d'auteurs lancées, douze succès en librairie, douze repas d'affaires, douze poignées de main solennelles. Aujourd'hui ça fait un mois depuis que je suis dans l'entreprise. J'ai touché mon premier salaire, ma première paye honorable et au-dessus du salaire minimum ; et en marchant vers le bureau, je remarque que le jour se lève de plus en plus tard. Il fait encore nuit, le matin, quand je pars. Les températures sont de plus en plus fraîches aussi. Les feuilles mortes sont tombées, elles collent à mes bottes quand je marche sous un tapis de pluie et de terre mouillée, parce que j'ai décidé de traverser Central Park et de déroger à mon chemin habituel. Parfois j'aime bien changer mes habitudes ; mais ce serait peut-être un peu moins triste si je n'avais pas ma sœur au téléphone pour me raconter à quel point notre père a déraillé hier soir.

- Il tenait pas debout, j'ai dû le mettre sous la douche froide pour le réveiller.

Je grimace, coince le téléphone entre mon épaule et mon oreille pour avoir ma main libre et remonter la fermeture éclair de mon imperméable. Le vent se lève avec les nuages noirs et ma sœur continue :

- Après, il a fait que de pleurer. C'était juste moche. Lui qui pleure et qui crie et les voisins qui sont venus - j'ai jamais eu aussi honte.

- On s'en fout des voisins.

- Moi je m'en fous pas.

Ce que cette phrase veut dire en réalité, c'est : pour toi c'est facile. Tu n'es pas là. Tu n'as pas honte parce que tu n'es pas là. Tu aurais eu honte tout pareil que moi si tu avais été là.

- Je vais devoir te laisser, Jenny, j'arrive au boulot, je conclus finalement. Je te rappelle ce soir.

Mais je suis contrariée. Généralement je ne le montre pas : je trouve toujours un moyen d'afficher un sourire de circonstance, sauf que l'image de mon père qui pleure, ivre sous la douche froide, me reste en tête, et ça doit se voir dans l'éclat triste de mes yeux lorsque j'apporte l'éternel café noir à Ethan pour démarrer la journée.


[ETHAN]

Et à chaque contrat signé, j'ai été bluffé. Parce que Anna a su se rendre utile. Elle a su manier les clés que je lui tendais pour avancer et montrer de quoi elle était capable. Et c'est ce qui m'épate tant, chez elle. Cette facilité qu'elle a à s'acclimater à chaque situation. Et ça m'impressionne presque.

Aujourd'hui, je suis à l'heure. Déjà au bureau, je règle quelques détails, j'envoie quelques mails et je profite que Anna ne soit pas encore là pour aller dans son bureau et récupérer ses notes. Puis, lorsque je la vois arriver, je laisse échapper un petit rictus avant de froncer les sourcils en la sentant... tendue. Triste. Et je le remarque directement, parce qu'elle n'a pas son habituel sourire sur les lèvres, qu'elle n'a pas cet éclat dans les yeux. Elle est... différente. Et je ne peux m'empêcher de me demander ce qu'elle a, à cet instant.

- Bonjour Anna. Vous allez bien ? Merci pour le café.

Et ma voix se veut presque inquiète, à cet instant. Parce que je me demande ce qu'elle a et que j'ai besoin qu'elle soit au top de sa forme, surtout aujourd'hui. J'ai quelques rendez-vous importants et j'ai assigné Anna à un meeting à ma place. Elle n'est pas encore au courant mais je pensais lui en parler dans la journée. Je dois aller signer l'acte de vente de ma maison et j'ai besoin qu'elle me remplace.


[ANNA]

- Je vais bien.

Les mots sont sortis de façon mécanique, automatique : je ne suis pas le genre de personne qui m'épanche longuement sur mes sentiments ni sur ma vie personnelle. Encore moins à mon patron. Pourtant quelque chose me retient, dans sa façon de me regarder, dans le regard qu'il pose sur moi et qui ne trahit que de la bienveillance. Un instant j'aurais envie de lui dire, comme ça : ce n'est rien, juste mon père qui voit sa vie tomber en morceaux depuis que ma mère est morte. Ce n'est rien. Juste ma petite sœur qui le ramasse à la petite cuillère, pris dans l'ivresse des bouteilles de martini qu'il s'enfile en espérant bien qu'il y passera tôt ou tard. Un instant j'ai envie de lui dire et les mots semblent prêts à franchir la barrière de mes lèvres, parce qu'il est là, parce qu'il est près de moi, parce qu'on finit par nouer quelque chose à force de se voir toute la journée et de partager un café noir tous les matins. Pas une déclaration d'amour. Juste un café. Mais mes lèvres se referment, je secoue la tête, force un sourire : - Tout va bien, vraiment.", et je remarque qu'il tient son agenda à la main. C'est une nouvelle semaine qui commence et il n'a pas eu le temps de synchroniser le mien. Je suis passée voir ce matin dans le métro mais je n'ai rien pour la journée.

Une nuit à Paris - Tome 1 [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant