Je suis frustrée. Depuis le début des vacances, je n'ai toujours pas pu croiser Lars. Je rattrape le temps perdu avec ma mère, lui avec son groupe. Ce qui fait que nos deux emplois du temps sont très hautement incompatibles.
De plus, ma génitrice m'interdit de faire briller la maison, soi-disant car je fais le ménage à « outrance » et que mes « sagouins de pères et frères » en ont bien trop profité pendant son absence. Ceci dit, elle n'a pas totalement tort. Elle a forcé Alban à passer la serpillère hier matin, puis Hyppolite à se rendre lui-même au pressing, je que je n'avais pas dû voir depuis bien une année entière. C'est dans ces moments que je me dis que le temps est relatif. J'ai eu l'habitude à présent de voir ma mère partir pendant longtemps. Lorsque l'on se retrouve, c'est comme si nous ne nous étions jamais quittées, mais malgré tout, je sais que trop de choses ont changé.
Je me suis claquemurée dans la salle de musique comme d'habitude. Elle m'y rejoint lorsque je pose ma cornemuse. Elle referme la porte derrière elle, ses longs cheveux blonds gris tournoyant un instant en l'air.
Elle s'assoit et prends distraitement une baguette en main.
—Hum, bien. Meine liebe Tochter. Il faut qu'on parle de l'école, non ?
Ma mère se dandine, gênée. Elle a toujours détesté les conversations difficiles. Elle a donc tendance à lancer les choses sans subtilité pour que ce soit résolu au plus vite.
—J'ai pas très envie, mais oui, commencé-je.
Elle patiente pendant que je cherche mes mots.
—J'ai mal, mama. Pourquoi c'est autant pas juste d'être une fille ?
Je tremble. Je ne veux pourtant pas me remettre dans l'état où j'étais il y a ces six longs mois. Ce jour où ma vie s'est cassée en deux. Ma mère me tapote l'épaule.
—Tu sais que moi aussi je connais, ça. C'est pareil dans le cinéma. Une fille, ça porte pas des charges lourdes. Une fille, ça réalise des drames, pas des blockbusters. Tu sais où il est le dernier crétin qui m'a dit ça ?
Surprise, j'hausse un sourcil. Ma mère ne m'a jamais caché que le monde du glamour et des paillettes est très misogyne mais elle n'évoque pas pour autant le sujet. Je suppose qu'elle considère que je l'ai bien assez vue galérer. Cependant, elle a bel et bien réussi à passer de petite technicienne à grande artiste créant les films les plus explosifs du continent, et dans tous les sens du terme.
—Il est toujours en vie ? Questionné-je.
—Oh, oui. Il écrit des scenarios pour Plus Belle la Vie.
Je tente de me retenir de pouffer de rire. Aux yeux des artistes, écrire pour une quotidienne est une des pires choses qui existe : on vend son âme au diable pour l'argent et les heures faciles, mais on se nécrose intellectuellement. Pour un réalisateur de cinéma, être relégué à ce créneau est la pire des punitions. Pardon à toutes les personnes qui apprécient cette série, j'ai tenté de regarder mais je n'ai jamais à adhérer à l'intrigue.
—Tu veux vraiment l'avoir cette école ?
Je soupire et grimace.
—J'en suis pas si sûre. J'ai envie de me venger et leur prouver qu'ils avaient tort. Mais d'un côté, pour une fois, j'apprécie de ne pas bosser comme une dingue et de profiter un peu de la vie. J'ai jamais fais ça, c'est très étrange.
Ma mère sourit.
—Profiter c'est important. C'est la meilleure chose, les périodes de travail intense puis le long repos. Comme ça, on oublie jamais ce qui compte le plus...
—... la liberté et la famille qu'on s'est choisie, je termine.
Encore une autre de ses maximes. Elle n'a plus aucun contact avec sa famille de sang. Je n'ai toujours pas vraiment compris pourquoi ils se sont brouillés, mais surement en grande partie à cause du fait qu'elle comptait m'élever sans père. Je ne ressens pas de manque pour autant. La grande famille des intermittents est toujours là pour moi, même si je me suis parfois considérée comme à part.
Ses yeux d'abord perdus dans le vague, ma mère se met soudain à éclater de rire.
—Je sais comment te venger ! On va appeler tonton Stan, il va adorer mon idée.
Mon « oncle », qu'elle a rencontré bien avant ma naissance, est un maquilleur spécialisé dans les effets spéciaux. Je crains donc le pire. Aussi vite, ma mère change d'humeur.
—Je sais aussi que tu as ta fierté. Mais tu sais que si tu as besoin, je t'aiderais toujours à trouver du travail. Tu n'es pas une incapable. Je t'aiderais à retomber sur tes pattes.
J'hoche la tête, ne sachant pas quoi dire. Je suis toujours aussi gênée d'être une « fille de ». Et je n'ai pas osée encore lui dire que j'ai commencé la composition, et que j'aimerais beaucoup l'avis de la compositrice de ses derniers films. Plus tard, une chose à la fois. Comme elle dit souvent, Berlin ne s'est pas construite et détruite en un jour.
Ma mère se lève, et conclus par la phrase que je déteste le plus entendre.
—Bon, ce soir, on a un gala !
Je gémis.
—Encoooore ?
—Tu ne peux pas laisser dans la panade ton lieber onkle Franck ! Il s'agit de récolter des fonds pour lutter contre la destruction des forêts !
J'aurais laissé tomber sans hésiter tous les autres. Mais Franck, que nous avons évidemment rencontré sur un plateau, est le producteur le plus écologiquement engagé que je n'ai jamais vu. Il vit dans une cabane perdue dans l'Ardèche, monte dans notre grande ville une fois par an. C'est lui qui m'a appris à différencier les essences des arbres et les chants des oiseaux, pendant que ma mère trimait sur les plateaux.
—Bon. D'accord. Mais je suis obligée de m'habiller correctement ?
Ma mère ponctue ma question d'un regard blasé.
—Mein Spatz. Tu veux vraiment qu'on se fasse enquiquiner par les bourgeois qui seront là ? Avec un peu de malchance, on croise la terrible Faustine !
VOUS LISEZ
Mission Cendrillon
Genç KurguAsche est une musicienne de génie. Violon, batterie, guitare, accordéon... rien ne lui résiste. Sauf l'école de ses rêves qui lui refuse son accès avec le pire prétexte possible : elle est une fille. Et, une fille, ça n'a rien à faire dans une grand...