𝟏𝟖 - 𝐒𝐞𝐥𝐟-𝐜𝐨𝐧𝐭𝐫𝐨𝐥.

1.2K 205 65
                                    

𝐂𝐚𝐥𝐝𝐞𝐧.

Je referme la double porte de la grange après avoir réussi à réunir Perline, Pâquerette, et Pollie. Ça n'a pas été une mince affaire, vu que ces vaches sont plus têtues que des mulets butés et que me faire courir était visiblement leur projet du soir. Loin de m'aider dans cette tâche, ma grand-mère complétement illuminée s'est bien foutue de ma gueule, me rappelant que quand j'étais gamin j'allais plus vite à rassembler les wombats. J'ai, selon elle, «perdu la main». Pour son sens de l'humour à elle, tout va bien, merci.

— La prochaine fois, tu te débrouilleras toute seule, Grand-mère.

À sa hauteur, je lâche ça avec un sourire exagéré qui doit me donner l'air d'un sale gosse méritant des baffes. Sans surprise, Angela se renfrogne faussement de cette appellation qu'elle nous interdit ad vitam aeternam et me gratifie d'une tape sur le bras.

— La prochaine fois, je demanderai à Teddy ou Heaven de s'en occuper. J'ai cru que j'allais fêter mes cent ans avant que tu ne les aies fait rentrer là-dedans !

Bien envoyé.

J'adore ma grand-mère, je n'aurais pas pu en avoir une meilleure.

— Du moment qu'on fête tes cent ans, tout me va.
— J'espère que notre Seigneur m'a prévu de belles années, me dit-elle en levant son visage pensif vers le ciel étoilé.
— Je crois qu'il sait que tu serais bien capable de soulever une révolution au Paradis s'il te rappelait trop tôt à lui.

Cette fois, mon sourire forcé n'a plus rien d'amusé. J'ai conscience que la mort fait partie de la vie mais une vie sans Angela me paraît tout bonnement impossible. Pourtant, je sais que Riley et moi avons de la chance : à 29 et 34 ans, nous profitons toujours de notre aïeule au cœur aussi grand que son esprit est ouvert ; parfois un peu trop, quitte à nous coller des hontes monumentales en public, comme l'une des fois où elle s'est sifflée une bière de trop et nous a parlé de MST chez les séniors alors qu'on n'avait rien demandé. Nos clients non plus.

Il n'y en a pas deux des comme elle.

Elle est devenue mère à 18 ans, s'est retrouvée veuve avant même la naissance de mon père, puis grand-mère à 42. En vivant avec son temps tout en ne perdant jamais sa foi en ce Dieu qui met souvent mes nerfs à rude épreuve, en ce qui me concerne, elle s'est tracé un chemin qui a pavé pour nous celui d'une famille unie et d'une enfance choyée. Angela n'a pas fait de grandes études. Elle n'a jamais baissé les bras mais s'est au contraire retroussée les manches pour se donner les moyens d'obtenir ce qu'elle convoitait : un toit, son arche et son combat pour la cause animale. Les droits des femmes.

À 75 ans, le monument de notre famille continue de nous enseigner tout ce qu'elle sait. Égoïstement, j'espère qu'elle sera là longtemps encore, en dépit de la fatigue qui fait quelques fois ployer son corps.

Même si c'est pour se foutre de moi et me coller le pif dans mes emmerdes.

Un trait de famille prédominant chez les Swann.

Un silence pesant a pris place entre nous. Le regard toujours scotché à la voie lactée, elle m'enserre doucement par la taille pour m'enlacer contre elle. À cet instant, je sais qu'elle pense à notre grand-père qu'on ne connaît qu'à travers ses récits et quelques vieilles photographies, décédé deux mois avant leur mariage, à même pas vingt piges.

Angela a eu d'autres amours dans sa vie, elle n'a jamais caché être une romantique assumée, mais surtout une femme voulant profiter des plaisirs de l'existence, sans perdre son indépendance, ni sa foi. Pour autant, elle ne s'est jamais vraiment remise de la disparition soudaine de celui avec qui elle prévoyait de vieillir. Elle aussi a eu son lot de drames. Elle aussi a vécu cette seconde où le monde bascule, quand tout ce qu'on imaginait pour le futur part en fumée. Quand il faut accepter de perdre quelque chose et apprendre à envisager la suite autrement.

Falling For Heaven | En pause jusqu'à novembre 2024Où les histoires vivent. Découvrez maintenant