𝟐𝟓 - 𝐄𝐚𝐜𝐡 𝐝𝐫𝐞𝐚𝐦 𝐰𝐨𝐫𝐭𝐡𝐬 𝐢𝐭.

1.2K 194 58
                                    

𝐇𝐞𝐚𝐯𝐞𝐧.

Deux pinceaux entre les dents, un troisième au bout des doigts et la voix de Sia pour me tenir compagnie, j'observe le rendu d'un œil critique depuis cinq bonnes minutes déjà. En ce début d'après-midi ensoleillé, la belle luminosité ricochant sur les murs est idéale pour débusquer la moindre petite imperfection. J'ai beau chercher, examiner chaque centimètre carré de la grande fresque, passer la pulpe de mes doigts sur les épaisseurs déjà sèches qui confèrent une texture plus réaliste aux cheveux, crinières animales et plantes, je suis étonnamment satisfaite du rendu, résultat de dizaines d'heures de travail acharné.

— C'est vraiment pas mal... soufflé-je pour moi-même, emprise à une émotion particulière.

Soulagée, la tête rendue légèrement cotonneuse par la fatigue et les odeurs capiteuses, je m'autorise une petite pause pour boire et grignoter. Mon estomac crie famine depuis au moins deux heures, mais je ne pouvais pas me permettre de le contenter avant d'avoir atteint mon objectif de la journée. Mon objectif tout court. Et en toute objectivité, je crois bien que nourrir mon esprit en libérant ma créativité de son tombeau valait bien ma faim.

Et quelques larmes.

J'ai bien du mal à détacher mes yeux du panoramique que j'ai créé mais il le faut. Dans mon grand sac fourre-tout, je pars à la recherche d'un petit paquet de lingettes, tire ma dernière bouteille d'eau, tiède et à moitié vide, puis récupère mon sandwich à la dinde. Je me rends compte que mes mains tremblent de concert avec mon cœur qui tressaute. La peur revient au galop et avec elle, mes quelques angoisses et mes nombreux regrets.

Et si j'étais finalement moins objective que je ne le croie ?
Et si ça ne lui plaisait pas ?
Leur plaisait pas ?

Je repose tout à même la bâche en plastique qui protège le sol en parquet clair, attrape l'Ipad sur l'un des deux tabourets et ouvre l'application de Dante, le graphiste néo-zélandais qui a accepté de plonger tête baissée dans notre projet un peu secret. Sarah l'a convaincu de nous aider dès qu'elle est tombée sur mes dessins. Je ne sais pas trop pourquoi, mais je m'attendais à un refus de sa part. Après tout, il ne me connaît pas, et quelques coups de crayons assortis de jolies couleurs sur des pages blanches ne sont pas un gage de confiance irréfutable. En dépit de mon scepticisme, à opposer à l'enthousiasme contagieux de Sarah, Dante n'a pas rechigné une seule seconde. En deux heures de temps, il m'avait enseigné les rudiments de l'utilisation de son outil numérique, prêté une tablette, un scanner portatif et proposé d'utiliser un de ses bureaux si besoin. Il nous a aussi rédigé un devis pour les frères Swann, a promis de ne rien révéler et passe tous les jours ici avec Lola, une peintre professionnelle, pour suivre mon travail et donner le change, au cas où Calden ou Riley seraient dans les parages.

La plus grande difficulté reste de ne pas se faire choper dans cette maison. Sarah, amoureuse de mes planches, m'a enrolée dans son plan farfelu, mais je n'étais pas encore prête à crier sur les toits que ma passion, c'est la peinture et le dessin. Pas prête à expliquer pourquoi, à 23 ans, je n'ai pas suivi cette voie. Pas prête à raconter qu'entre les murs de ma chambre d'enfant, pour contrer ma solitude étouffante, j'ai commencé à gribouiller les contours d'une liberté différente. Esquissé des visages, familiers ou imaginaires, croqué le jardin qui changeait au fil des saisons. Peaufiné mon style, affûté mes techniques durant des heures et des heures. Sur des milliers de feuilles de papiers, des centaines de canevas, j'ai laissé mes doigts dessiner mes jolis rêves et peindre mes âpres illusions. Mes crayons et mes pinceaux ont été mes meilleures armes et amis pour lutter contre le temps, combattre mes larmes. Ils m'ont enseigné la patience, l'attention, le goût du détail, la fantaisie dans une vie monotone et esseulée.

Falling For Heaven | En pause jusqu'à novembre 2024Où les histoires vivent. Découvrez maintenant