Le passé

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— Et pourtant les dieux m'en soient témoins, j'ai tout essayé. Je te le jure.

Valeria restait muette, figée dans un digne silence pendant que son Oncle tentait tant bien que mal de se faire pardonner.

— Enfin, essaye au moins de me comprendre ! La Cour tout entière avait voté pour l'annihilation de ta lignée, de notre lignée. Je n'ai pas pu sauver tes parents et cela, j'en reste détruit de l'intérieur depuis près de dix ans. Mais toi, toi...

Maintenant, le vieux marquis avait les larmes aux yeux. À demi agenouillé devant sa filleule retrouvée, il la suppliait et demandait pardon de toute son âme.

— Tu étais si jeune, si innocente. Incapable de comprendre ne serait-ce que le mot "trahison".

À son tour, la jeune fille se sentit submergée par l'émotion de ces souvenirs enfouis.

— Alors oui, je le confesse, ayant arraché de peu ta libération à ceux qui voulaient te jeter du plus haut pont de la cité, je t'ai confié aux dieux pour que tu grandisses loin des intrigues du pouvoir. Pour que le pouvoir oublie ton nom, pour que tu vives. Et cela a marché Valeria. Regarde-toi ! Une magnifique jeune fille, une...

Se levant d'un bond en essuyant ses larmes, l'intéressée sentit soudain le rouge lui monter au front.

— Oh oui, quelle chance j'ai eu c'est vrai. Vivre une vie de misère, de souffrance et d'ignorance. Qui d'entre vous l'aurait rêvé ? lança-t-elle en pointant du doigt approximativement la salle du trône.

Tentant de reprendre le contrôle de la situation en esquissant une accolade, le marquis de Larthausen se vit pourtant rejeté par la "douce enfant" devenue furie.

— Misère d'une orpheline abandonnée sur les pavés crasseux d'un orphelinat miteux, éduquée par des lépreux, mon Oncle.

— Je, je suis désol...

— Souffrance, le coupa-t-elle en hurlant. Souffrance de se savoir seule et abandonnée de tous. Sans nouvelle pendant dix ans de là où était censée avoir survécu sa seule famille. Dix ans !

Brisée, Valeria se rassit en ravalant ses larmes. À côté d'elle, l'homme qu'elle avait cru connaître il y a de cela des années, s'installa, lui aussi, en lui saisissant la main d'un air réconfortant.

Plantant alors ses yeux dans ceux de son Oncle pour s'apprêter à y lire ou non la vérité qu'elle attendait, la jeune fille chuchota ce qu'il lui restait de haine avec le ton cassé de celle qui avait répété en pleurant sa phrase un millier de fois, seule, dans son lit de l'orphelinat.

— Ignorance, souffla-t-elle. Incompréhension d'une petite fille qu'on est venu chercher en plein milieu de la nuit pour l'arracher à son lit, à son foyer et à son propre nom. Incompréhension face au froid, à la faim, à cette petite robe rose tachée de boue qu'on avait daigné lui laisser sur le dos. Fillette maudite sans qu'elle n'en sache la raison.

Les ongles de la jeune fille s'étaient maintenant plantés dans la main de son Oncle. L'air s'était fait glacial et celui-ci avait baissé les yeux.

— Pourquoi ?

Ça y est, elle avait tout dit, tout lâché. Sa colère et sa rancœur étaient déposées, là, sur ce canapé de velours. Le voyait-il ?

Rompant le long silence qui s'était installé, le vieil homme soupira d'un air contrit et se leva d'un pas lourd pour se rendre devant un secrétaire d'ivoire, étrangement évocateur de quelque chose pour la jeune fille.

— Il y a dix ans, soupira l'homme en se saisissant d'un paquet de vieilles lettres jaunies par le temps, la Cour était plus affaiblie que jamais. Nous avions dû rompre tout contact avec l'extérieur face à l'immense défaite subie par notre armée au carrefour des terres de l'Ouest.

Les yeux perdus dans le vide, on aurait dit qu'il ne parlait plus seulement à sa nièce mais bien qu'il se replongeait dans son propre passé.

— Nous manquions de tout et, bien que tes souvenirs ne soient constitués que de moments merveilleux dans les hauts-paliers, je peux bien te jurer que, comme nous tous, tu fus rationnée.

Troublée par ce qu'elle entendait, n'en ayant aucun souvenir, Valeria ne comprenait pourtant pas où son Oncle voulait en venir.

— Tes parents étaient les plus éminents conseillers du Princeps et, mieux que personne, ils connaissaient l'étendue de la famine atroce qui nous guettait. D'aucun auraient choisi de faire confiance à la cité, à son gouvernement. Cependant, eux, ont préféré négocier avec l'ennemi.

À ces mots, le visage de Valeria se ferma complètement, ne laissant transparaître aucune émotion.

— Ils ont choisi la haute trahison, Valeria. Ces lettres, dit-il en mettant le lourd paquet de missives dans la main de sa nièce, ce sont chacune des promesses qu'ils ont faites illégalement au camp adverse. Promettant la réédition de notre armée, la chute du Princeps, la restauration de l'ordre ancien. Tout ça contre un peu de nourriture.

En ouvrant d'elle-même les lettres, sans se résigner face aux ignobles paroles que prononçait son Oncle, de ses yeux, la jeune fille lisait en diagonale les lettres qui défilaient devant elle. Il y avait forcément une erreur, ce n'était pas vrai, ce n'était qu'un affreux mensonge. Était-ce possible ? Vraiment ?

— Après ça, qu'aurais-je bien pu faire ? Qu'aurais-je bien faire ?

De nouveau, leurs yeux se croisaient, pleins de larmes. L'Oncle de la jeune fille avait le regard de sa mère, c'était son sang qui coulait dans ses veines. C'était sa mère qui pleurait maintenant à travers ce vieillard brisé. Il avait souffert lui aussi. Elle ne pouvait se laisser consumer par le remords, pas aujourd'hui, pas demain, plus jamais.

Refusant de réfléchir plus longtemps, Valeria se jeta dans les bras de celui-ci et le serra de toutes ses forces.

— Tu m'as manqué, sanglotait-elle.

De sa main calleuse, son Oncle lui caressait les cheveux. Lentement.

Comme avant.

*

Pour la deuxième fois de sa vie, Gérault pleurait vraiment. De tout son corps, de toute son âme. La dernière fois, c'était au cimetière du palier 12, pour sa grande sœur. Aujourd'hui c'était pour Artémis, sa bien-aimée inaccessible.

Les larmes coulaient rageusement sur ses joues crasseuses. Le géant pleurait. Lui qui avait déjà tout imaginé, son avenir merveilleux. Une vie grandiose. Celle qu'il avait inventée. Pour elle.

Une larme de plus s'écrasa sur le sol de marbre rose. Il l'aurait ramenée chez ses parents, l'aurait demandée en fiançailles, lui aurait construit une maison de ses mains. Ils se seraient mariés et auraient vécu une vie délicieuse entourée de quatre ou cinq enfants.

Tout, il aurait tout fait pour elle.

Une larme de rage rouvrit soudain son sillon de rancœur. Si seulement il n'y avait pas eu l'autre. Ce grand blond qui ne s'apercevait aucunement qu'il empoisonnait la vie d'Artémis. Car s'il avait bien compris les explications de la jeune fille tout à l'heure, avant l'arrivée de Bartholomé, sa famille n'avait absolument aucun souci.

Depuis qu'il était là, la maison de sa bien-aimée avait brûlé, l'une de ses mères était en prison, l'autre disparue. Comble de l'horreur, Artémis, elle aussi, risquait constamment sa vie pour sauver un certain Liam qui n'avait apparemment nullement besoin de soutien. D'ailleurs Artémis ne le connaissait même pas et elle l'abandonnait pour lui. C'était un comble !

D'ailleurs oui, c'était bien ça, ce n'était pas lui qui était parti, c'était elle. Elle lui avait forcé la main. Artémis était sous emprise et en grand danger.

Gérault sécha sa tristesse d'un revers de manche. Le jeune homme n'avait pas l'habitude de se laisser abattre alors, il n'allait pas commencer aujourd'hui. Sans encore savoir comment, il se savait maintenant investi d'une mission : sauver Artémis des griffes empoisonnées du criminel multirécidiviste qui l'avait ensorcelée.

Ce serait la dernière fois qu'il viendrait en aide à la jeune fille d'une telle façon mais ça n'aurait aucune importance tant qu'elle n'en saurait rien.

— Pour son bien, murmura le géant en se dirigeant vers l'un des soldats gradés qui parsemaient la salle.

Les déchusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant