Ensemble

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Tout était noir. On la bousculait Quelqu'un essayait de l'attraper. D'autres, en bas, lui hurlait de descendre, elle aussi, rejoindre sa mère. De son côté, pour Artémis, il n'y avait plus de mots, plus de cris, plus rien. Rejetant les suppliques de Valeria l'incitant à partir, la jeune fille voulait seulement graver chaque visage qui regardait passivement le corps de sa mère dans son esprit. Elle les gravait tous, faisant de sa mémoire le livre de la haine, le sanctuaire de la vengeance.

À sa droite, par-delà la foule paniquée des aristocrates, un autre homme, bien connu d'Artémis, venait de surgir en courant du détour d'un couloir, alerté par l'aide de camp qu'avait mandé le sous-lieutenant. Celui-ci avait la main appuyée du mieux qu'il pouvait sur son front ruisselant de sang, encore à vif du coup de crosse que lui avait assené Liam. Derrière lui, une dizaine de soldats étaient prêts à en finir avec le reste des fuyards.

Levant la tête vers l'estrade et y apercevant le visage décomposé de la servante qui l'avait immobilisé avec un vieux couteau rouillé quelques heures plus tôt, le grand conseiller fut pris d'un sourire. Lui aussi pourrait se venger ce soir. En voyant l'homme qui, revenu de son évanouissement, pouvait ordonner de tirer sur eux à tout moment, Artémis aurait encore pu s'enfuir, se joindre à la file de ceux qui sautaient dans le miroir, prévenir les autres. Mais non, elle restait là, le regard vide, absente d'elle-même. Sa mère était morte, une part d'elle-même aussi. Où trouver une raison de vivre dans ce monde rempli de haine ? Une raison de mourir, ça oui, il y en avait.

— Le prince est un traître, hurla soudain le marquis de Larthausen en faisant se retourner le lieutenant Relmmih. Il a tué le Princeps, il nous a tous trahis. Tuez-le, soldats, tuez-les tous.

Les yeux injectés de colère du grand conseiller avaient déchargé leur venin, sonnant le glas du reste des prisonniers. C'était la fin.

Quelques mètres plus loin, Liam, qui avait assisté impuissant à la chute mortelle de la mère d'Artémis, tentait tant bien que mal de se défaire de l'emprise de Brenor. Il n'avait aucune envie de mourir ici, immolé devant cette salle remplie de visages, maintenant haineux à son égard. Pourtant, malgré ses cris et supplications, l'homme qui le tenait avait cessé de bouger plusieurs minutes auparavant, les yeux plantés dans ceux d'un autre homme. Ceux du Comte Lénidas, assassin notoire et chasseur de passeur lors de la révolte.

Entre eux, il n'y avait pas eu de mots, trop loin. Mais en un regard, la mémoire de Brenor était revenue. Son voyage dans le temps, son incapacité à sauver sa femme, l'exécution de celle-ci, son arrestation. Tout ce sang, toute cette douleur à cause d'un homme, un seul. Dans son costume, le vieillard assassin avait un air provocateur, fier même.

« J'ai tué ta femme Brenor, décapité. Elle te suppliait tu sais ! Où étais-tu pendant ce temps ? Hm ? »

C'était lui, au milieu de tous ces gens méprisables, lui. Seulement lui.

D'un geste, Sir Brenor lâcha le Prince déchu, devenu inutile et, au lieu de fuir vers le grand miroir, d'un geste assuré, il leva son arme vers celui qui lui avait tout pris.

Il y eut deux coups, l'un pour Lénidas, d'une balle entre ses yeux narquois, et l'autre pour Brenor, en pleine poitrine, visé par le sous-lieutenant Relmmih. Pourtant, sans bouger face à l'impact, la montagne de chaire attendit patiemment que son adversaire tombe à terre pour qu'une deuxième balle l'atteigne, puis une troisième. Enfin, pensant une dernière fois à celle qu'il avait tant aimée, il bascula, lui aussi, éclaboussant la foule horrifiée.

De son côté, protégé des projectiles lui étant destinés grâce à la montagne de chair de celui qui venait de basculer vers le sol, abattu à tout jamais, Liam se mit à courir du plus vite qu'il put en direction du miroir, la porte de sortie. Derrière lui, Gérault venait de fendre la masse inorganisée des soldats qui tentaient, tous en même temps, de monter les marches des hauts escaliers montant à l'estrade.

Ignorant la peur, le jeune homme se jeta sur Artémis et, sans lui en laisser le choix, l'emporta fermement vers le passage, le dernier espoir.

Bartholomé, lui, était soutenu laborieusement par Valeria qui, dans sa robe de marquise, tentait tant bien que mal de se frayer un passage dans la dizaine de personnes restantes sur le sol meurtri de Dalgidia. Rejointe par Liam qui, le visage figé par l'angoisse, ne semblait plus avoir la capacité de communiquer, les trois jeunes gens arrivèrent enfin jusqu'au pied du trône.

Un dernier regard autour d'eux sur cette scène de souffrance et de mort de ceux qui, à deux doigts de la liberté, s'étaient fait faucher par les balles des soldats les plus habiles au tir. Ils ne reviendraient jamais chez eux.

Serrant la main de Bartholomé dans la sienne, Liam se projeta avec force vers l'avant et bascula dans le miroir, disparaissant une fois pour toutes à la vue de la Cour, hystérique.

*

La chute, encore la chute. Le froid, le vent, la glace.

Une nouvelle fois, Liam tombait avec Bartholomé. Mais, cette fois, ils se tenaient dans les bras l'un de l'autre. Il n'y avait plus de peur, plus de doutes, seulement la certitude de tomber dans l'inconnu. Ensemble.

*

Pourquoi personne ne lui répondait-elle ? Ne voyaient-ils pas que Rebecca était morte ? Pourquoi les soldats tiraient-ils sur eux ? Ne voyaient-ils pas ses larmes ?

À la droite de Gérault, un des passeurs qui maintenait le portail ouvert éclaboussa la surface orangée de celui-ci du sang de son thorax, touché mortellement. Le trône était devenu la cible de tous ceux qui, à l'instant, venaient de débouler sur l'estrade et, maintenant, chaque seconde se faisait plus dangereuse. Voyant son courage le quitter, l'un des passeurs qui tenaient encore le passage ouvert n'y tint plus et, sans attendre, se jeta lui aussi dans la brèche. Les quelques autres restants, pâles comme la mort, continuèrent de dispenser leurs dernières gouttes d'énergie vitale pour sauver ceux qui n'avaient pas encore pu traverser.

Sentant la dernière heure venue, Gérault fit un dernier effort pour sauver celle qui lui griffait le dos en hurlant de toutes ses forces. S'il ne s'imposait pas maintenant dans la foule, c'était certain, Artémis mourrait.

Refusant cette funeste destinée pour celle qu'il aimait, écartant brusquement les quelques fuyards affolés qui ne parvenaient pas à se hisser jusqu'au passage et ignorant les hurlements de rage du marquis de Larthausen qui voyait ses proies lui échapper, Gérault se jeta dans le miroir en laissant échapper son dernier souffle. Derrière lui, le chaos. La fin de tout. La nuit.

*

Une grande douleur.

Gérault avait mal, très mal. L'épaule, la tête. Du sang. Son sang ?

Une grande tristesse.

Artémis pleurait à en mourir. La vie lui avait tout enlevé.

Une grande détresse.

Valeria était seule, perdue, loin de chez elle. Plus rien n'avait de sens.

Un grand amour.

Sans un mot, sans un geste. Il n'y eut qu'un regard. Celui qui dit "Je t'aime", celui qui dit "Je te vois enfin".

Dans la nuit du désespoir, Liam a trouvé sa lanterne. Il l'enserre, il l'embrasse. Bartholomé pleure, mais, devant lui, l'avenir lui tend les bras. Plus jamais il ne sera seul. Il a retrouvé sa moitié, celle qui le rend vivant.

Ce sont les déchus d'une société qui les rejette. Seuls, ils sont faibles. A deux, par contre, ils peuvent tout. Ils s'aiment, ensemble, contre le reste du monde.

Les déchusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant