Chapitre 23 - La noyade

5 1 0
                                    

Dazai doit mourir.

L'ancien boss ne l'avait jamais appelé par son prénom. Il disait « le traître », ou « l'autre ». Les capitaines et les exécutants de la mafia l'avaient surnommé « le démon », ses victimes l'appelaient parfois « le monstre ». Le fait est que même ce nom Dazai était une création sortie de nulle part. Depuis leur toute première rencontre, sur ce quai crasseux aux relents de poisson et de pisse, Mori n'était pas certain que Dazai existe vraiment. Quoi qu'il ait été, qui qu'il ait pu être auparavant, avant de disparaître de la mafia, avant de s'évaporer dans les airs pendant trois ans, le garçon qu'il avait recueilli n'avait jamais été tout à fait vivant. Il en était certain. Dazai errait constamment entre les deux mondes, jouxtant la frontière de la mort sans jamais la franchir ni pencher tout à fait du côté des vivants.

Dazai doit mourir.

L'ancien médecin l'avait très souvent soigné. Il avait pansé chacune de ses blessures, ressoudé chacun de ses os, et pourtant, il avait l'étrange impression que sans être vains, ses efforts étaient restés superficiels et que même sans lui, Dazai aurait pu s'en sortir. Il s'en sortait toujours, comme si son esprit tendait incessamment vers la mort mais que son corps la rejetait pour faire de lui l'union parfaite entre ces deux états contraires.

Vie et mort.

En conciliant le paradoxe, peut-être Dazai détenait-il aussi la clé, mais pour cela, il devait mourir. Pas mourir pour de vrai, du moins pas forcément, mais mourir à lui-même et à cet avatar qu'il s'était construit. Dazai devait mourir pour qu'émerge à nouveau Osamu, le seul à connaître le Secret.

Les lumières du crépuscule coloraient de gris et de blanc les murs de son bureau, et l'ombre de la pluie sur les vitres venait lécher les motifs du tapis avec une lenteur et une persistance sinistres.

Mori n'aimait pas ce qui était en train de se tramer. C'était pourtant lui qui l'avait induit. Lui qui avait déclenché la machine infernale et qui la laissait désormais tourner avec la certitude qu'un jour où l'autre, elle saurait le mener là où personne encore n'était allé, quitte à tous les précipiter en enfer.

Dazai doit mourir.

Fukuzawa lui avait annoncé sa disparition le matin-même. Comme prévu. Et il ne ferait rien pour le retrouver. Comme prévu. Car ce n'était pas à lui d'agir, de fouiller dans ce passé qui lui avait échappé constamment, des années durant, et que son ancien bras droit avait si bien caché en lui-même qu'il échappait désormais à sa propre conscience.

Détachant les yeux du paysage qui se diluait par touches monochromes derrière ses immenses baies vitrées, Mori reporta les yeux sur les feuillets accumulés sur son bureau, dispersés comme les pièces d'un puzzle qu'il ne parvenait pas à assembler. Il lui manquait un élément, une clé pour comprendre, et plus la machine s'emballait, plus ses rouages s'accéléraient, plus il était certain que Dazai en était l'élément central. Ses yeux se reportèrent sur le centre du bureau, là où il avait placée sa pièce maitresse, trouvée dans le dossier qui avait couté la santé mentale de Kogoro Akechi, et qui prenait sens tout à coup. Comme une brève éclaircie dans un ciel d'encre.

Un croquis. Celui d'une plage en bord de falaise, parsemée de rochers et de coquillages, et sur le sable, deux enfants qui se regardaient et se tenaient la main. La fille portait une robe légère. Elle avait les cheveux longs. Tout dans ses traits traduisait la pureté et la joie. Quant au garçon, il connaissait son visage pour l'avoir observé des nuits entières, avoir couvert de pansements chacune de ses plaies, désinfecté chaque égratignure, mais il ne parvenait pas à le reconnaître. L'enfant qu'il avait recueilli sur les docs, la progéniture de l'ancien boss, « l'autre », « le démon », ne souriait jamais. Même quand il faisait semblant, il y avait toujours un vide dans son regard, et une ombre indicible dans ses yeux. Or l'enfant qu'il voyait sur ce dessin était aussi radieux qu'un soleil d'été. Il incarnait le petit Osamu qu'il aurait dû devenir et qu'il avait été un jour avant de se perdre. Pourquoi ? Mori croyait qu'il ne saurait jamais. Il avait acté que le passé de ce garçon lui resterait inaccessible, tout comme la vérité sur la mort de Kogoro Sachiko. Mais il semblait, aussi surprenant cela soit-il, que les deux soient liés, et l'ancien médecin se demandait si leurs destins n'étaient tout de même pas chapeautés par une entité supérieure, infiniment plus puissante et intelligente qu'eux. À moins que tout cela ne soit que le scénario d'une sinistre farce dont ils étaient tous les acteurs, lui compris.

Bungou Stray Dogs - La Déchéance d'un hommeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant