Chapitre 12 - La fille en blanc

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Il avait rêvé qu'il s'était longtemps égaré sous la pluie. Que sous ses pas se dessinaient des mondes encore plus pâles et intangibles que celui où il marchait et que les nuages au-dessus de sa tête n'étaient qu'une brume passagère.

À force de côtoyer l'hallucination, Dazai ne savait plus reconnaître la frontière qui séparait le monde réel de celui qui se trouvait dans sa tête... à moins que tout ce temps il n'ait vécu que dans sa tête et que la pluie dans ses cheveux, le froid sur ses joues, le gris qui s'insinuait partout et qui s'immisçait jusque dans ses membres comme un marasme boueux ne soient que les souvenirs du monde où il avait vécu... un jour... avant...

Dans ce cas, l'illusion était elle-même un souvenir et le monde un rêve. Un rêve très noir, très douloureux, à la manière de ces spirales cauchemardesques où l'esprit se perd parfois. La définition même de l'enfer, et qu'il expérimentait tous les jours. À chaque heure. À chaque seconde.

Il avait rêvé que la pluie s'abattait sans s'arrêter dans les ruelles de Yokohama et couvrait de rivières pourpres la solitude des pavés, la grisaille du bitume. Depuis quand sentait-il de nouveau ce vide en lui ? Ce gouffre insondable au niveau du coeur et qui semblait avaler toute lumière ?

Le vent d'automne lui arracha un frisson, et Dazai promena son regard sur le quai, là où, sur la digue, il n'y avait plus rien...

« La fille. »

Il se souvenait l'avoir dit, quand Chuuya l'avait cueilli à moitié sonné sur le sol, mais chaque fois qu'il tentait de rappeler à sa mémoire un visage, une silhouette, le sifflement reprenait et lui vrillait le crâne comme une perceuse. Cela faisait pourtant longtemps que les maux de tête ne s'étaient pas manifestés. Depuis son départ de la mafia, deux ans plus tôt.

« Odasaku... », se surprit-il à murmurer.

Dazai ferma les yeux, les poings serrés.

Avec le gouffre revenait aussi l'absence, la douleur.

Il l'avait rarement admis, mais son ami, le seul qu'il n'ait jamais eu, lui manquait et, avec son absence, même le monde semblait s'être dépourvu de ses couleurs.

Il avait cru vivre jusque là mais, depuis la mort d'Oda Sakunosuke, Dazai n'avait fait que survivre en cachant sa solitude, sa propre absence à lui-même, en comblant le vide comme il pouvait, grâce aux rares personnes capables de pourvoir, ne serait-ce qu'un tout petit peu, à son néant interne : Atsushi, Kunikida, Chuuya, Fukuzawa... Sauf que le creux en lui était toujours là et le ramenait sans cesse à ce qui le rongeait le plus. Sa propre absence. Il avait déjà cherché à fuir sans savoir alors qu'on s'emmène partout avec soi. Dazai était son propre fardeau, un boulet accroché à lui-même et qui se condamnait sans cesse à la tentation du vide.

Sombrer à l'infini.

Il avait entendu dire qu'on ne peut remonter qu'une fois qu'on touche le fond, sauf que lui ne touchait jamais le fond. Il ne faisait que couler de manière continue, infinie, dans les ténèbres toujours plus noires.

Ecoeuré par la nausée qui saisit brutalement ses entrailles, Dazai se dirigea vers la digue jetée vers la ligne de l'horizon, là où la mer laissait place au rien.

Quelque chose était apparu là-bas, quelque chose d'assez fort pour le déstabiliser, lui, l'éternel stoïque, le dernier debout face à l'horreur du monde, alors qu'il y était peut-être le plus vulnérable.

En s'efforçant de faire le vide dans son esprit, l'ancien mafieux plissa les yeux et retroussa les narines, à la recherche du moindre indice qui puisse le mettre sur la voie.

Bungou Stray Dogs - La Déchéance d'un hommeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant