« J'ai cru que cette parenthèse durerait pour toujours. Que cette clarté dont s'imprégnait notre quotidien ne s'arrêterait jamais. Que les jours d'innocence et de légèreté se poursuivraient indéfiniment. Mais une parenthèse ne s'ouvre que pour se refermer, et là où je craignis longtemps que le destin ne finisse par s'abattre sur ce garçon, c'est sur nous qu'il s'acharna. Car pour peu qu'elles nous offrent un sursis, on n'échappe pas aux ombres du passé. Et le nôtre finit bientôt par nous rattraper. »
Il avait rêvé d'elle un court instant. De cette petite fille sur le bord de la mer. Du garçon qui ne cessait de la suivre des yeux, avant que leurs silhouettes ne s'égarent quelque part, dans un épais brouillard que sa conscience n'arrivait pas à percer. À peine avait-il ouvert les yeux que Kunikida réalisa que le sommeil lui avait déjà échappé, perdu dans cette même brume épaisse qui avait englouti les deux enfants. L'écho des vagues faisait au loin comme le son d'une cloche tandis que la silhouette endormie de Yosano se découpait dans la clarté blafarde de la lune. Quelle heure était-il ? Combien de temps avait-il dormi ? Il se souvenait de la chaleur d'un repas, de la brûlure bienfaisante de l'alcool dans sa gorge et de la mollesse soudaine de ses membres. Il n'avait même pas ôté ses vêtements.
À travers la fenêtre de leur chambre se dessinait le rivage d'ombres et de brume qu'il avait aperçu dans son rêve. Et plus loin encore, la masse informe et terrifiante de l'océan. Laissant ses doigts glisser au sol, il effleura le col de son manteau, l'agrippa et le retourna pour retrouver la surface rigide du cahier d'Alice, dissimulé dans la poche intérieure.
Yosano s'agita à peine lorsqu'il se redressa et traversa leur petite chambre sur la pointe des pieds. Refermant doucement la porte coulissante, Kunikida laissa un instant ses pupilles s'habituer à la clarté plus vive du couloir et suivit les flèches indiquant la sortie. La couleur des sols et des papiers peints lui revenaient péniblement en mémoire, dans ces états de demi-sommeil qui accompagnent l'ébriété et la fatigue extrême. Les deux peut-être.
Au détour d'un couloir, il rencontra les sièges vides d'un petit salon réservé aux fumeurs et décida de s'y installer. Minuits passées. Et s'il était arrivé quelque chose ? Et si Dazai était parti pendant leur absence ?... Le coup d'oeil jeté sur l'écran de son portable ne lui apprit rien de plus qu'une heure qu'il connaissait déjà. Le froid avait quant à lui imprégné jusqu'aux murs, dans cette campagne reculée où l'hiver semblait permanent, à tel point qu'on avait du mal à croire que l'été puisse y exister, un jour. Il avait besoin de présence, de chaleur... Saisissant une pièce de monnaie dans sa poche, l'agent s'approcha de l'un des distributeurs à la disposition des clients et commanda un café. Ça, et un paquet de cigarettes. Pour la braise. Pour la fumée. Cette odeur un peu âcre et surannée qui lui rappelait sa présence. Peu à peu, il commençait à comprendre que même si Tomie revenait, que même si, dans le meilleur des cas, elle ramenait Dazai avec elle, leur rencontre était déjà derrière eux. Les instants de fusion, d'osmose et de chaleur étaient passés. Il avait pourchassé un fantôme au corps de chair, et elle un regard, mais il commençait à comprendre ce qui alimentait la fureur dans ses yeux, cette obstination à vouloir le ramener, et il savait aussi qu'il ne pouvait pas lutter contre cela. Avec un petit sourire, il tira quelques secondes sur sa cigarette et saisit de nouveau le petit carnet dans sa poche. Les souvenirs du temps où Dazai n'était encore qu'Osamu...
« J'avais souvent rêvé d'elle. De cette femme en noir sur le rivage qui tendait ses mains vers le large. Des mains blanches et fripées comme celles des très vieilles femmes. J'avais souvent rêvé du contour osseux de ses épaules qui se découpaient dans le blanc laiteux du ciel et du vent qui gonflait le voile opaque sur ses cheveux. Mais je n'avais jamais vu son visage jusqu'à ce matin-là.
Cela faisait alors une dizaine de mois qu'Osamu était entré dans nos vies. L'été était passé comme le chant éphémère des cigales dans les champs, et l'automne avec lui. La clarté intense qui jette des tâches d'or et de fauve sur la mer avait laissé place au gris de l'eau. Ce long gris qui se prolonge jusqu'au printemps, et qui amène avec lui la pluie, le froid, le feu dans la cheminée et les longues soirées pelotonnées sous nos couvertures. Osamu guéri, je craignis que papa ne veuille le renvoyer à la ville, mais il n'en fit rien. Lui aussi appartenait à ce lieu désormais. Nous partagions ma chambre, mes livres, toutes nos heures de liberté et de rêverie, si bien que je finis par lui parler de mes rêves, de mes cauchemars, et de la Dame en noir, dont l'intrusion de plus en plus fréquente dans mes songes me terrorisait presque. Et puis un matin, à la lueur de l'aube, là où les images des mondes d'ailleurs s'impriment le mieux dans notre esprit, je la vis. Et je la reconnus. Elle avait des yeux aussi clairs que les miens, un regard aussi profond que la mer et son sourire, ses lèvres au goût de sel et de lilas, portaient dans le sourire qu'elle me délivra le secrets des souvenirs que j'avais oubliés. C'était comme si tout ce temps, elle avait continué de m'observer dans l'ombre de mes rêves... J'en pleurais toute la matinée. Papa me crut malade mais Osamu, lui, comprit que quelque chose avait changé en moi, et que cela devrait rester entre nous. Pourquoi était-elle apparue maintenant ? Pourquoi ne m'en était-je jamais souvenue ?
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Bungou Stray Dogs - La Déchéance d'un homme
FanfictionLorsque Kogoro Akechi, un fou enfermé depuis cinq mois dans un asile, disparaît sans laisser de traces, les autorités décident de se tourner vers l'Agence des Détectives armés. Il semble cependant que l'affaire, en apparence anodine, réveille peu à...