Chapitre 18 - L'idéaliste et la fille perdue

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Glaciale, sa chambre d'hôtel lui évoquait davantage un réduit ou un placard à balais que ce qu'est censé être une chambre, à savoir un refuge ou un cocon. Son ancien « elle » aimait les couleurs pastel et les couettes épaisses. Lorsqu'elle était à l'école de police, Tomie avait investi plus qu'elle n'aurait dû pour faire de son studio cet havre de paix et de douceur dont elle avait toujours rêvé. Son tapis à motifs géographiques, son canapé gris clair, les plaids roses dans lesquels elle s'enveloppait les soirs d'hiver et les origamis en forme de grues qui pendaient à sa fenêtre s'étaient gravés dans sa mémoire comme une géographie imaginaire. La carte d'un monde désormais en ruines, et dont elle n'avait gardé que la projection. Elle ne savait même pas ce qu'il était advenu de ses affaires. Ses livres, ses vêtements, ses meubles, elle avait tout laissé après l'accident.

Lentement, Tomie retira sa veste et s'assit sur son lit, le regard dans le vague. C'était la première fois qu'elle se souvenait de son ancien chez elle avec autant de précision. À sa sortie de l'asile, fuir avait été sa priorité. Fuir loin de tout et de tous, surtout d'elle-même et de tout ce qu'elle avait été. C'est ainsi que pendant cinq ans, elle s'était laissée mourir dans sa pension miteuse, aux côtés des plus miséreux, des vieillards et des putes, des fous et des alcooliques. Ceux qui, comme elles, n'avaient plus le courage de vivre, et pas assez de force pour mourir. C'était en revanche bien la première fois qu'elle pensait à son ancien chez elle sans chercher à le fuir, et même avec une certaine tendresse... Un jour il faudrait tout de même qu'elle sache. Ce qu'était devenu tout ce qui avait relevé d'elle-même... Bien qu'une petite voix lui soufflât que rien n'était tout à fait perdu, et qu'Ango y avait sans doute personnellement veillé. La question serait alors de savoir si elle serait capable de retrouver ce qui lui avait pourtant appartenu.

Tout en allumant le chauffage, Tomie enleva ses chaussures et se laissa tomber sur son lit. Pour l'heure il y avait l'enquête. Kogoro. Dazai. Bram et Mary. Cet espoir fou de vaincre la mort. Ce lien entre le couple, Akechi et la mafia qu'ils parvenaient à sentir sans jamais pouvoir le toucher. Tant à faire avant que n'émerge l'espoir de vivre à nouveau.

Un léger rire s'échappa de ses lèvres desséchées par le froid.

Comment pouvait-elle espérer vivre, ne serait-ce qu'un instant, alors que chaque parcelle de son corps avait été maudite jusqu'à l'os ? Comment pouvait-elle imaginer retourner dans la lumière alors que tout ce qu'elle avait été ne relevait que du mirage ? Tout sauf l'ombre qui s'était libérée le jour où Dazai avait voulu la tuer.

Chacun possède sa part de ténèbres, plus ou moins reniée, plus ou moins cachée derrière mille et uns artifices, parce qu'on refuse de voir le laid en soi. Parce qu'on en meurt parfois.

Alors que le sommeil la prenait enfin, avec cette lourdeur affligeante qu'on éprouve lorsqu'on n'a pas dormi depuis longtemps, Tomie sentit son portable vibrer sous son flanc et grimaça tout en se contorsionnant pour l'attraper.

La modernité l'irritait. Elle la voyait comme un soleil blafard, agressif, qui sape toutes les formes, toutes les couleurs, pour ne laisser qu'un monde aseptisé, sans relief, sans nuance, voué à l'uniformité et à la lumière sans aucune place pour la nuit. Toujours.

Elle détestait ça. Donc il lui arrivait très régulièrement de laisser cet engin de côté, de l'oublier sous son matelas ou sous une pile de vêtements, histoire de ne pas avoir la sensation d'être sans cesse talonnée par d'autres consciences que la sienne.

Le message venait d'un numéro inconnu mais était signé de Kunikida. Tomie sourit en réalisant que l'agent avait certainement demandé à Ango de lui donner son numéro. Il avait cependant eu la délicatesse de ne pas l'appeler. Son message lui fit l'effet d'un coup de poing.

Bungou Stray Dogs - La Déchéance d'un hommeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant