Masao Horiki n'était pas un monstre. Comme son père, un homme strict, mais juste, aux mains rendues calleuses par le travail et le froid et qui était convaincu que la vie appartient à ceux qui se lèvent tôt, il avait toujours veillé à se lever de bonne heure. Comme tous les hommes respectables, il se rasait de près, et buvait du café très noir pour se réveiller, tout en écoutant à la radio les nouvelles d'un monde qui se limitait, pour lui, au trajet de son appartement à son lieu de travail, et de son lieu de travail à son appartement. Il aspirait à une vie de famille, rêvait parfois d'une femme qui lui ferait à manger quand il rentrait tard et d'un fils à qui il pourrait enseigner à son tour les principes de l'existence, aider dans ses devoirs de mathématiques, regarder jouer au foot le week-end, et répéter que la vie appartient à ceux qui se lèvent tôt. Mais Masao Horiki n'eut rien de tout cela, et lorsqu'il s'en aperçut, il était déjà trop tard. Sa vie, il l'avait passée entre les murs de l'hôpital dont il avait été nommé directeur, enterré sous les responsabilités, les réunions tard le soir, les nuits de veille, les formulaires d'internement et de sortie, les cris et les plaintes de ses pensionnaires, devenus son environnement quotidien. Si quotidien qu'il songea plusieurs fois à cesser de payer le loyer de son appartement, puisqu'il lui arrivait de passer plusieurs jours d'affilée à l'hôpital sans rentrer le soir. À quoi bon avoir une famille s'il ne pourrait pas en profiter ? Le bon docteur Horiki... c'était comme ça qu'on l'appelait.
Les infirmières l'aimaient bien. Il était reconnu par ses pairs, et même ses patients les moins lucides le respectaient.
Ce n'était pas comme s'il s'était mis de lui-même à les déshumaniser. Mais des visages, il en avait vus tellement. Des pathologies, il en avait tellement observées. Des noms sur des papiers, les paroles jetées en l'air lors des consultations, qui ne voulaient rien dire mais que lui se devait d'interpréter, parce que c'était son métier, tous ces comportements qu'on ne classe pas dans le spectre finalement pas si large de la normalité. Masao Horiki avait fini par tellement côtoyer la folie que tout ce qui se trouvait au-delà des murs de son hôpital psychiatrique avait fini par lui devenir plus étranger et bizarre que ce qui se trouvait à l'intérieur. Rien ne l'étonnait plus, rien ne l'impressionnait, et là où de jeunes internes prenaient parfois peur ou fondaient en larmes, lui n'affichait plus qu'une pâle indifférence. C'était cela l'expérience. C'était cela qui forgeait sa réputation. Mais bientôt, Masao Horiki se rendit compte qu'il s'ennuyait. Que plus rien n'avait de saveur pour lui, et qu'au fil des ans, le monde semblait avoir peu à peu perdu ses couleurs. Comme il savait mieux que personne que ce que nous pensons être la réalité n'est en fait que le fruit de nos perceptions, il saisit très vite que ce manque de reliefs et de saveurs qui s'était mis à contaminer chaque aspect de son existence venait de lui, et uniquement de lui. Et qu'il ne savait pas comment guérir cela. Il ne savait même pas s'il en avait envie.
Et puis ce garçon était arrivé. Ce garçon dont le dossier d'internement mentionnait les crises de violence à répétition, tant envers lui-même qu'envers les autres, mais qui, une fois à l'intérieur des murs de l'hôpital, devint aussi vide et malléable qu'une poupée de chiffon. Ce garçon qui refusait de manger, de parler, et même de regarder ceux qui s'adressaient à lui. Il y avait pourtant de l'intelligence dans son regard. Une intelligence vive, résignée, dont la conscience s'était échappée pour tourner en boucle dans sa tête comme un poisson rouge dans son bocal. À force de l'observer, Masao Horiki comprit que le garçon qu'on leur avait donné sans autre dénomination qu'un numéro, savait précisément où il se trouvait et qui ils étaient, mais qu'il avait décidé de vivre ailleurs. Dans ce passé qui se rejouait parfois dans ses yeux, et qui prenait corps dans le seul mot qu'il acceptait de prononcer. « Lucie ». Mais Masao Horiki était un homme de sciences, pas un romancier. Il réglait les problèmes. Il ne les alimentait pas. Les capacités du garçon et sa faculté à se connecter au monde présent étaient bloqués par ses souvenirs, un en particulier, et il fallait l'en débarrasser.
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Bungou Stray Dogs - La Déchéance d'un homme
Fiksi PenggemarLorsque Kogoro Akechi, un fou enfermé depuis cinq mois dans un asile, disparaît sans laisser de traces, les autorités décident de se tourner vers l'Agence des Détectives armés. Il semble cependant que l'affaire, en apparence anodine, réveille peu à...