Chapitre 16 - Le manoir et le labyrinthe

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Combien ?

Combien de fois l'avait-il vu dans cet état ? Un corps en charpie, malade d'être en vie, à tel point qu'il se détruisait lui-même. Il avait pensé parfois venir mettre un terme définitif à ses souffrances, le libérer pour de bon, mais la vérité, c'est que si Dazai partait à jamais, lui resterait seul avec cette force destructrice qui le rongeait de l'intérieur. Maintenir en vie son ancien partenaire, c'était aussi ne pas céder au feu dans ses entrailles.

« Égoïste, n'est-ce pas ? » souffla-t-il dans la pénombre.

Le jeune Atsushi s'était endormi sur sa chaise et ne l'avait pas entendu venir. Comme souvent, personne ne serait au courant et c'était tant mieux. Chuuya ne voulait pas qu'on sache ce que lui-même rejetait.

Tandis que le moniteur cardiaque rythmait infatigablement les secondes et le temps qui passe, sans avance ni retard, sans émotion, le mafieux s'avança lentement vers le lit froid, presque vide, tant la silhouette de Dazai semblait frêle sous les draps blancs.

« On t'a pas loupé cette fois... » marmonna-t-il.

Il l'avait su par Mori, qui le lui avait dit franchement et, pour une fois, de façon surprenante d'ailleurs, sans arrière-pensée. Que Dazai était mourant. Sur le coup il ne l'avait pas cru. Ce n'est que dans cette chambre puante, son visage couvert d'un masque, sa respiration sifflante et si faible entre chaque bip du moniteur, que Chuuya l'admit enfin, et que pour la première fois depuis très longtemps, il eut peur. Il ignorait si c'était de le perdre, là tout de suite, ou de revivre ça.

Le garçon aux cheveux bruns et à la peau trop blanche. Là dans la salle de bain.

Le carrelage blanc tâché de rouge, et le sang sur ses mains.

Le sourire leste sur ses lèvres, la souffrance sur sa peau. L'abandon dans ses yeux.

Après ça, chaque fois qu'il avait craqué, chaque fois qu'il avait voulu en finir, c'est Chuuya qui s'en était chargé. C'est Chuuya qui l'avait tenu dans ses bras lorsque les crises le faisaient hurler, lorsque le mal d'être en vie le prenait jusqu'à l'épuiser et le faisait hurler jusqu'au matin. C'est Chuuya qui avait changé les bandages sur ses poignets, qui avait suturé les plaies, épongé le sang. C'est Chuuya qui, plus que n'importe qui, plus encore que Mori, l'avait vu souffrir jusqu'à l'épuisement.

Ils s'était ainsi mutuellement sauvés, chacun à leur manière, lorsque l'autre craquait, cédait au chaos en lui, mais était-ce réellement se sauver ?

Et puis tout s'était arrêté. Du jour au lendemain, Dazai avait cessé de hurler. Il avait cessé de saigner. Il avait cessé de trembler. D'autres auraient pu dire qu'il avait guéri. Seul Chuuya savait qu'il avait terré sa souffrance là où personne, pas même lui, ne pourrait jamais la voir, et que le jour où elle resurgirait, elle engloutirait tout sur son passage comme une grande vague noire. C'est pour ça qu'il avait peur. Parce qu'il ignorait si la vague ne l'emporterait pas lui aussi et ne le ferait pas céder à ses propres pulsions. À la mort rouge entre ses mains.

Tout enfant, avant que tout ne commence, Chuuya avait fait un rêve. Il s'était vu plus grand, plus fort, dans un tourbillon de noir et de rouge, une faux dans la main, la destruction dans l'autre. À côté de lui se tenait la silhouette d'un homme très pâle. Il ne voyait pas son visage, mais il discernait son sourire derrière ses cheveux sombres et presque noirs. Deux messagers du chaos, émissaires des ténèbres. Ce destin le talonnait, il le savait, et il avait peur que si Dazai cédait, alors il ne cède aussi.

Ce fut un gémissement qui le tira de ses pensées, là où lui et Dazai n'avaient pas encore détruit le monde, là où la puissance restait sagement contenue en lui, encore un peu.

Bungou Stray Dogs - La Déchéance d'un hommeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant