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(Valéry)

Il n’a aucune idée du choc ressenti lorsque je l’ai découvert à côté de Jérôme. Enfin, j'exagère un peu. Les expressions de son visage montraient clairement qu'il était autant choqué que moi. De me retrouver isolé avec Jérôme pour les soins m’a empêché de me trahir, de nous trahir. Il m’aurait été impossible de continuer à faire celui qui le rencontrait pour la première fois. Il m’avait dit rejoindre la première gare pour rentrer sur Bordeaux. A quel moment avait- il changé d’avis ? Pour quelle raison ? Une chose était sûre, je voulais des réponses à mes questions. Il me fallait trouver un moyen. La proposition de Jérôme me l’offrait sur un plateau.

Certes mes mots sont durs mais son brusque revirement ressemblait à une fuite, non ?

— Mais non, tu ne m’as pas forcé, s’ exclame-t-il immédiatement ! J’ai aimé sentir tes lèvres sur les miennes. 

— Est-ce que j’ai été trop rapide ?  Vouloir toucher ta peau était un peu précipité ? 

— Tout était précipité à vrai dire. Ce n’est pas évident à expliquer, dit-il visiblement embarrassé.  Je suis très loin d’avoir détesté mais...  sentir la langue d'un homme.

— Attends, es- tu en train de m' expliquer   que tu es hétéro ? 

—Je ne m’étais jamais réellement posé cette question, en fait.  C’est une première, avoue-t-il. Et explique sans doute cette réaction brutale que tu perçois comme une fuite. 

— Que je perçois ? dis-je en souriant.  Sois honnête, veux-tu ? Tu nommes cela comment toi quand on prend subitement les jambes à son cou ? Sérieux, tu n’as jamais été ...attiré avant ? Même avec  un pote au lycée ? 

— Jamais. Du fait de ta proximité avec mon oncle, tu as sans doute entendu parler de l’homophobie de notre famille. 

— Et ? J’avoue ne pas voir le rapport. Attends, insinues-tu que tu te serais, en quelque sorte, volontairement mis au placard ? 

— Mais non, voyons, soupire-t-il.  Bien au contraire, j'étais plutôt sensibilisé sur le sujet. J'aurais vu les signes, non ? 

— Quels signes ? Tu crois qu'il y a un genre de manuel ? m'esclaffé-je. Va falloir approfondir tes connaissances sur le sujet.

Il semble perplexe. A-t-il peur de se retrouver avec moi ? Et de ce qui pourrait se passer ? 

—Je te sens inquiet. Si je te dis que je ne suis pas du genre à ramener des gars chez moi, cela  te rassure un peu ?

— Je n’ai aucun besoin d'être rassuré. Et puis je te rappelle quand même que c’est moi qui ait insisté pour te raccompagner hier soir !  D’ailleurs, une question,  pourquoi as-tu accepté ?

— Comment crois-tu que Vincent aurait réagi ? Il aurait pété un câble et nous aurions fini chez les flics.

— Cela est déjà arrivé ? 

— Non. A l’époque où il m’a rencontré, nous nous cachions. Faire un scandale aurait dévoilé que nous étions des homos. Aucun de nous deux n’y était prêt.

— Ils ont l’air d'être tous les deux bien intégrés à présent, non ?

—Ah ça, il n’y a aucun doute. Les premiers mois, quelques remarques homophobes ont été lâchées. Vincent était plus qu’énervé, tu imagines bien. Jérôme lui a dit de laisser faire le temps. Il a eu raison. Au fur et à mesure, ceux qui n’appréciaient pas ne venaient plus ou se faisaient aimablement accompagner à l’extérieur par les habitués.

— Et pourtant, tu restes caché. C’est comme ça que l'on dit ?

— Je ne sais pas s'il y a un vocabulaire précis.  Mes parents ne l’ont jamais su ou plutôt  nous n’avons jamais abordé le sujet.  La principale raison de Vincent était que cela nuise au commerce de sa sœur. J’étais sensiblement dans la même situation avec mes parents. 

—Tu penses que certains de tes clients pourraient stopper leurs contrats parce que tu es gay ? 

— Cela te semble peut-être idiot. Moi, je n’ai tout simplement pas envie de prendre le risque. Ce sont mes légumes qui me font vivre. Et toi,  comptes-tu en parler à Jérôme ? Attends, c’est pour cela que tu es venu le voir ? Pour en parler ? 

— Non. C’était très loin d’être si clair dans ma tête. Mais ils sont l'un comme l’autre, les seules personnes avec qui je me sentirais suffisamment à l’aise pour en parler.

— Sauf que tu ne savais pas que le mec sur le parking était leur pote. 

—Tu as assez bien résumé le fil de mes pensées. 

Assez bien ? Que veut-il dire par là  ? Nous sommes quasiment arrivés chez moi, et Jérôme et Vincent ne vont pas tarder à nous rejoindre. Je ne peux pas envisager de ne pas continuer cette conversation. 

— Écoute, Alex. J'aimerais réellement que nous échangions nos numéros de téléphone. Jérôme et Vincent nous suivent et nous n'allons pas pouvoir discuter. Mais peut-être n'en as- tu pas envie ? De parler avec moi ? 

Son silence ne me rassure pas mais je ne peux pas le forcer. Alors que je m'apprête à renouveler ma demande,  il sort de sa poche un feutre et m'attrape la main.

— Ce sera peut-être plus discret sur nos portables, dis-je en attrapant le mien sur le tableau de bord. 

—Tu as vraiment envie de ” discuter” avec moi ? Alors que je vis à deux heures de route ? 

— Parler, c’est sympa. Et, dis-moi si je me trompe, j’ai  l’impression que toi  comme moi, nous sommes très loin d’être débordés par les interlocuteurs. 

— Exact. Mon temps se découpe entre de très longues périodes où j’ai la sensation d’avoir un portable greffé à l’oreille, et l’autre où seul le silence m’accompagne. 

— À cause de ton métier ? 

— Oui. Cela donne l’impression que je me plains alors que  vraiment, je l’adore. Il me faut juste composer avec une légère tendance à ne pas savoir dire stop. 

—Et il consiste en quoi ?

— Je suis designer. En gros, on me paye pour donner une enveloppe attractive à un projet. L'avantage est dans la variété des sujets, et une quasi liberté dans le fonctionnement.  

—Tu fabriques ? 

— Non. Mon rôle est de trouver l'idée, de la dessiner en quelque sorte. Puis, si cela convient au client, celui-ci se charge de la partie plus technique. Assez régulièrement, cela n'aboutit à rien.

— Ce n'est pas décourageant ?

— Je mentirais si je te disais le contraire. La sensation quand  mon idée est acceptée est tout particulièrement  jouissive.  Et puis j’adore vendre du rêve dans mes dessins même s'ils n'aboutissent à rien.

—Tu vois que  ce n’était pas la peine de se presser, ils discutent plutôt que de travailler, râle Vincent, penché à la fenêtre. Allez les jeunes, au boulot.



Sortir de l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant