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(Valéry)

J'éteins le réveil sans grogner ce matin. Aucune interruption de sommeil cette nuit ce qui est plutôt rare. Il faut dire qu’être seul à la tête d'une exploitation oblige à une vigilance et une organisation précise. La première année, après le décès de mon père, plutôt immature, je m’étais lancé confiant sans demander de l’aide à qui que ce soit. Vite enfoui sous la paperasse, submergé par les choses non urgentes qui basculaient en urgentissimes, seul l’aide de Francesca m’avait permis de reprendre pied. Je ne faisais que les marchés à l’époque. L'ouverture de son établissement concentrait une grande partie de mes commandes. Nous étions tous les deux gagnants. Courte distance, variété des légumes livrés et, cerise sur le gâteau, les factures étaient réglées rapidement. Les heures consacrées à m’enseigner comment gérer mon entreprise m’avaient permis de redresser la barre. La rencontre avec  Vincent avait consolidé cette relation. 

Francesca fronce les sourcils lorsque je franchis la porte. Elle a la même opinion que Vincent et Jérôme concernant mes sorties mais n’insiste pas plus que cela. Son statut de femme seule au caractère affirmé ne lui a pas facilité les choses pour trouver une âme soeur.  Frère et soeur ne sont guère bavards sur leur passé. Vincent, est à la retraite officiellement depuis une année mais Félix n’était pas encore prêt pour prendre le relais. Sans en avoir confirmation, je soupçonne que le couple FF comme nous les avons baptisés Jérôme et moi, est en fait un très bon moyen de noyer deux solitudes. 

— Tu peux enlever le strip, ou le laisser en mémoire de tes bêtises. Je pense que tu as eu assez les oreilles rebattues à ce sujet, je me tais donc.  Tu as donc fait la connaissance d'Alex ? demande-t-elle afin de changer de sujet.

— Oui. Je passerais faire un bref coucou au foyer, j'ai des nouveaux clients à voir d'ici une heure et demi. 

— Super. L'idée de la pub sur Internet semble fonctionner plus que les flyers, homme du moyen- âge, plaisante-t-elle. Félix va te donner un coup de main, cela te donnera quelques minutes de plus. 

J’accepte l’aide sans rechigner et tout en discutant de tout et de rien, nous vidons l’arrière de la camionnette. Un rapide regard sur ma montre me rassure. J’ai le temps de m’arrêter au foyer, prendre un café et s'il en reste une viennoiserie. Et peut-être, croiser Alex s'il est déjà debout.

Lorsque je me suis réveillé, j’avais la réponse à mon message. Je me suis surpris moi-même d’oser ce genre de trucs, entièrement  conscient d’en connaître si peu sur les façons de draguer. Elles se résument pour moi à quelques regards appuyés, des caresses plus ou moins osées et ces dernières années à une fellation dans un wc ou dans un bâtiment isolé. Rien de très glamour. Ma dernière longue expérience m’a tant refroidi que retourner dans les boîtes m’a été impossible pendant quelques mois. Éric m’avait tapé dans l'œil dès que j’avais croisé son regard. C’est encore lui qui m’avait accosté au comptoir,  ma place habituelle. Après quelques minutes de discussion, il était évident que nous attendions tous les deux la même chose. Il m’avait conduit dans un petit hôtel trois week-ends de suite. En fait, à part le lieu, nettement plus agréable, il ne se passait pas plus de choses que si nous étions dans la rue derrière. J’avais donc décidé d’entamer une discussion au prochain week-end. 

Je ne reviens toujours pas de ma stupidité de cette période. Le beau parleur qu'était Éric n’avait pas eu de difficultés à me convaincre. Il n’osait pas s'imposer mais ne voulait en aucun cas me perdre. Avec le recul, j’ai réalisé que j'aurais dû en discuter avec Vincent et Jérôme. Ils m’auraient écouté, conseillé mais je ne voulais en aucun cas peser sur leur toute jeune installation.

Je m'étais contenté de parler brièvement d'une relation, sans entrer dans les détails. Éric s'était donc installé chez moi, et je n’y trouvais pas grand-chose à en dire. Soit, il ne faisait pas grand chose mais je savourais le fait de ne plus être seul. J’étais tombé des nues un après-midi. Felix m’attendait dans la cour. Envoyé par Francesca pour récupérer des légumes supplémentaires, il était tombé sur Éric chargeant tranquillement sa voiture de mes affaires. Sa réaction ne laissait aucun doute sur ses intentions et Félix l’avait aidé, un peu brusquement, à remettre tout en place. Éric n’avait pas proposé de s’ expliquer et je ne l’avais plus revu. Félix était resté muet sur ce sujet jusqu'à ce que je me décide à en parler avec Vincent. Celui-ci avait été vexé un petit moment puis avait assimilé le poids de cette solitude sur mes épaules. L’expérience Éric avait eu un effet immédiat et il n'y avait pas eu d'exception. Aucune de mes rencontres du week-end n'avait franchi  le seuil de ma demeure.

Alex y était entré car il pensait que j’allais m'évanouir !  Mouais, il y serait rentré de toute manière. Comment aurais-je pu le laisser dehors à attendre son taxi alors qu'il avait fait le trajet pour m’éviter  un accident ?

Impossible de ne pas admettre que s'il n’avait pas tout stoppé, il ne serait pas parti aussi vite. 

Hier soir, l'envie de le coller contre moi avait germé plus d'une fois. La nuit avait été parsemée de rêves où je le faisais et surtout où il ne pensait pas à fuir. Mon esprit variait dans les options possibles :  occulter le fait qu’il était Alex. Ou oublier tout simplement son existence.

En répondant à mon SMS, il m'avait montré, enfin je le comprenais ainsi, qu'il ne fermait pas la porte à l'homme qu'il avait raccompagné. Pouvait-il envisager de continuer ainsi ?

Sortir de l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant