~17~

136 25 32
                                    

( Valéry )

La nuit a été courte, parsemée de pensées. Malgré deux cafés, mon rythme n’avance pas comme il le faudrait. Je me flanque un coup de pied virtuel au cul, je dois mettre les bouchées doubles si je veux partir après-demain.

L’arrivée imprévue de Vincent n’ annonce rien de bon.

— Salut Valéry. Francés m’a demandé de m’arrêter puisque j’allais en ville. Es-tu encore dans les temps pour lui fournir dix kilos de pommes et autant de patates pour lundi ?

La question me prend au dépourvu. La quantité n'est pas extraordinaire. Pour les pommes de terre, aucun souci, mon stock est à peine entamé. Pour les pommes, c'est différent. Je n'en ai plus en stock, et les ramasser va chambouler mon planning déjà largement serré. Il s'agirait d'un autre client, la réponse serait immédiate et sans appel. Impossible. Mais il s'agit de Francesca.

— Et bien, c'est la première fois que je te vois réfléchir autant pour répondre à une question. Tu as mal dormi ?

—Non. Enfin pas pire que d'habitude. Les pommes me soucient, je n'en ai pas assez en stock en réserve et pour être tout à fait honnête, je n'ai aucune idée de la quantité qu'il me reste encore sur les arbres et de leur qualité.

Vincent me fixe, sourit.

— Et ? Il s'agit de Francés, Valéry. Elle s'adresse à toi en priorité. Tu ne peux pas, elle demandera à un autre fournisseur, c'est tout. Pas de malaise, elle ne t'en voudra pas le moins du monde. Tu prépares les patates, je les prends en repassant. Quant à Francès, je l'appelle sur la route, ne te tracasse pas. Va falloir apprendre à relativiser les choses, Val.

Et sans un mot de plus, il grimpe dans sa voiture et il s’en va. Ses mots résonnent dans ma tête. Il est là, le problème. Notre problème parce que je suis persuadé qu’Alex vit la  même situation que moi. Même si cela semble rapide, j’ai parfaitement conscience que ce que je ressens aux côtés de cet homme est différent de tout ce que j’ai vécu jusqu'à présent. Ce n’est pas qu'une attirance sexuelle. Elle est là,  inutile et stupide de nier son existence. Mais le plaisir d’échanger, de s’envoyer des messages est si nouveau et si agréable que je me refuse à m’en passer. Ma frustration vient du fait que je ne peux pas confier ma joie aux seules personnes qui comptent pour moi. Il me tarde de pouvoir en discuter avec Alex. Non, rectification, l’idée de me retrouver avec lui sans crainte d’être surpris m’affole en même temps qu’elle m’angoisse. Va-t-il accepter que je l’embrasse parce que justement il n’y aura pas de danger ? Ou va-t-il s'y opposer ? Suis-je prêt à vivre une relation entre parenthèses ? Je ne sais pas répondre à cette question.

(Vincent )

Sur la route, je ne peux m’empêcher de penser à la drôle de réaction de Valéry. Nous en avons discuté hier avec Jérôme. Il m’a rapporté ce que lui a  dit Alex. L’idée est géniale, aucun doute la dessus. La mettre en pratique semble être plus complexe. Il n’y a pas tant de personnes qui cherchent du boulot dans le coin. Et ceux- ci courent plutôt après des temps pleins. Jérôme avait trouvé une solution que je lui avais fortement déconseillé de proposer à Valéry. Mais mon mari est parfois très buté. Résultat, Valéry avait claqué violemment la porte. Le gamin a sa fierté et donc payer à sa place n’est clairement pas une option envisageable. Jérôme ne voulait en aucun cas le rabaisser, c’est très loin d’être son style. Il m’a fallu un peu de temps pour le comprendre moi-même au début de notre relation. Soit, mon mari, au contraire de moi et de Valéry, avait toujours plus ou moins baigné dans un milieu plutôt fortuné. Après avoir découvert que ses propres frères et sa sœur, la mère d’Alex, lui avaient volé une partie de ses biens, il s'était juré que cet argent ne dormirait pas dans une banque. Nous avons souvent été au bord de la rupture à cause de cela, me vexant de l’argent qu'il voulait injecter dans notre projet. Sa générosité n’était ni feinte ni dévalorisante. Pour lui, rien n’était plus clair : cet argent n’était pas qu’à lui.  Nous étions un couple, il était à nous deux. Que répondre à cela ? Je m’étais donc chargé d’expliquer la façon de penser de Jérôme, pas question d’envisager que ces deux-là continuent à se faire la tête. Jérôme avait lâché l’affaire, Valéry s'était excusé de son emportement.
A ma connaissance, Alex est moins fortuné que Jérôme quoique garder sans le louer l’immense appartement de Bordeaux  montre clairement qu'il n’ a nullement besoin d’argent. Son travail doit  le confronter à une population aisée voire très aisée mais le jeune homme comme son oncle n’est  pas du genre à rabaisser les autres. Les entendre rire, lui et Valéry m'a fait plaisir. C’est quand même plus sain que de traîner avec des vieux comme nous.

— Francés ? Pour les patates, je te les apporte en rentrant. Pour les pommes, il est très loin d’être certain d'y parvenir. Je l’ai rassuré, j’espère avec raison, en lui disant que tu t’arrangerais avec quelqu'un d’autre.

— Tu  n’as fait aucune gaffe, frangin. Il suffisait qu'il m’appelle, je sais très bien qu'il galope partout. 

Après avoir raccroché, je continue ma route. Valéry semble ailleurs depuis quelque temps. Au retour, je compte bien prendre un peu plus de temps pour lui parler.

Sortir de l'ombreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant