Panne d'essence

81 12 16
                                    


Une voiture rouge roule doucement sur la route de campagne en direction du manoir. Le grand manoir du Massacre de 1998, le plus important fait divers des huit dernières années. Cette histoire glace encore le sang des locaux, qui aiment se faire frémir lorsque minuit approche. Les six personnes enfermées dans la voiture rouge connaissent la légende. Ils savent que le tueur n'a jamais été retrouvé. Ils savent que six pauvres gens ont été massacrés cette nuit-là. Mais c'est ce qu'ils veulent, c'est ça la jeunesse. 

Agés de vingt-trois à vingt-cinq ans, ils adorent vivre comme il le faut en se faisant peur et en s'amusant. C'était donc évident pour Veronica Williams et Isaac Williams, deux jeunes mariés, de passer une semaine avec leurs amis dans l'attraction la plus importante de la décennie. S'ils savaient. 

— On arrive quand ? demande une jeune femme aux yeux bleus. 

Ses mèches blondes et raides tombent nonchalamment sur les coins de son visage clair. Elle est belle, Marine O'connell. Très belle. Tout comme son frère jumeau Archie O'connell, qui possède les mêmes traits angéliques. 

— Encore deux heures, confie une brune. 

Gabriella Sterling. Son charme italien charme nombre d'hommes et de femmes. C'est elle qui conduit, caressant le volant du bout de ses doigts. Une musique flotte dans l'habitacle. Elle provient d'un vieux poste de radio. Parce que oui, cette caisse est vieille. Isaac adore les vieilleries de ce genre. C'est d'ailleurs par sa faute si l'air émis par la radio est Psycho Killer de Talking Heads. C'est une bonne musique, mais elle ne plaît pas à Louis Baker. Tout l'énerve, Louis. Il n'aime pas quand on lui inflige ce genre de mélodie. Il préfère ce qui bouge, ce qui fait entrer le corps en transe. 

— J'ai hâte, s'exclame Veronica en sautillant joyeusement. 

— On se demande pourquoi, marmonne Louis. 

La jeune mariée dégage les mèches brunes de sa frange qui la gênaient. Elle grimace en direction de son ami qui se contente de lever les yeux au ciel. Isaac assis à sa gauche ouvre la fenêtre, étouffé par la chaleur accumulée dans le véhicule. Étant quatre à l'arrière, ils doivent se serrer pour tenir sur les sièges. Ils auraient pu louer un minivan, ou prendre deux voitures, n'est-ce pas ? Mais non, Isaac était obstiné. Il n'avait pas envie de s'embêter avec ça. 

La sublime Gabriella baisse le regard vers le tableau de bord et une certaine déception est visible sur son beau visage. 

— Louis, regarde la carte et dis-moi où est la prochaine station essence. 

Le jeune brun aux cheveux noir-de-jais saisit un papier glissé dans la portière. Il déplie la carte et suit une route des yeux. 

— À deux kilomètres, fait-il d'une voix faiblarde. 

— J'ai une mauvaise nouvelle, annonce Gabriella. 

Sa voix coupe toutes les discussions. La voiture se met à crachoter et ralentir. 

— Je vous avait dit qu'il fallait s'arrêter à la dernière station, gronde-t-elle d'un ton réprobateur. 

Soudainement, les réactions fusent. Les protestations couvrent même le refrain agréable s'échappant de la radio. Le véhicule s'arrête en plein milieu de la route non sans lâcher un dernier râle plaintif. 

— Il faut qu'on appelle une dépanneuse, affirme Archie. 

— J'ai pas envie d'attendre ici trois heures, marmonne Veronica. 

— Moi non plus, confie Louis. 

Les six amis se regardent sans savoir quoi faire. Ils sont coincés au beau milieu d'une route de campagne, leurs portables ne reçoivent rien tant la connexion établie dans ce coin est mauvaise. Mais à quoi s'attendre lorsqu'on est isolé juste à côté d'une dense forêt, loin de toutes les maisons du pays et sur une voie peu fréquentée ? Gabriella sort un ancien caméscope et l'allume. Elle braque l'objectif sur ses amis. 

— Jour un du périple, la voiture est tombée en panne. Est-ce un coup du tueur de 1998 ? fait-elle avec un rire doux. 

— Gab' arrête, soupire Marine en posant sa main sur l'appareil. 

La belle brune est journaliste. Elle est directrice en chef de son propre journal et a décidé de profiter de ses vacances avec ses amis pour faire un article sur le manoir. Elle veut donner la chair de poule à ses lecteurs tout en leur prouvant que le tueur de 1998 a bel et bien disparu. Pourquoi diable serait-il resté au manoir ? Après les nombreuses enquêtes, investigations et patrouilles de police, il aurait été attrapé s'il n'avait pas quitté le bâtiment. 

Gabriella soupire avant de rabattre le petit écran contre le boîtier noir. Elle glisse l'appareil dans son sac en cuir marron. Ce sac est parfaitement accordé avec son pantalon pattes d'éléphant de la même couleur et un chemisier blanc légèrement transparent. On voit à travers ses sous-vêtements noirs, mais elle n'est pas vulgaire, simplement élégante. 

Isaac détache sa ceinture et sort de la voiture. Il ouvre le coffre et dégage les valises entassées les unes sur les autres. Il sort un jerrican rouge vif et indique aux autres qu'ils vont devoir marcher jusqu'à la station. 

— Vous voulez vraiment pas qu'on appelle une dépanneuse ? demande Marine. 

— On n'a pas de réseau ici, marmonne son frère avec regret. 

Les six amis se retrouvent alors hors du véhicule et le verrouillent avant de s'engager vers le Nord. Deux kilomètres aller, de kilomètres retour à faire. Rien qu'à y penser, Veronica soupire. Elle s'accroche au bras de son mari qui la rassure gentiment. Celui-ci tend deux autres jerricans à Archie qu'il avait récupérés entre temps. 

Leur séjour commence bien, non ? Ça aurait dû leur mettre la puce à l'oreille. 

Les trois filles et trois garçons marchent, encore et encore. Seules leurs respirations tranchent l'air ambiant de ce 2 juin 2006. Une pensée traverse communément l'esprit des six amis : heureusement qu'il fait jour. Oui, faire ce trajet de nuit aurait pu être bien plus dérangeant. On ne sait jamais ce qui rôde dans ces bois environnants. On ne sait pas qui non plus. 

Archie fixe l'asphalte, déjà ennuyé par les quelques minutes de déplacement. Marine traîne des pieds. Peu sportive, elle n'a jamais aimé marcher. Au contraire, Isaac et Veronica sont motivés et ont hâte d'arriver à la station. Ils veulent récupérer de l'essence et arriver au manoir. Ils veulent passer une bonne nuit tous les deux. Ils veulent venir à bout de ces deux heures de route. Louis observe les deux mariés d'un regard noir, serrant le poing autour des clés de la voiture. Gabriella ressort le caméscope et se filme. 

— On va chercher de l'essence, seuls sur cette route de campagne. Peut-être que le tueur nous observe depuis ces bois. Est-ce qu'on va se faire attraper ? 

Son ton est joueur, provocateur. Si elle savait. 

CluedoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant