Cluedo

Ennui et taxidermie

Les amis regagnent péniblement la voiture garée sur le bas-côté. Il se fait tard, le soleil va bientôt se coucher et il reste pourtant deux longues heures de route. Archie aide Isaac à verser l'essence dans le réservoir avant de se rassoir auprès de sa sœur. Celle-ci soupire, énervée d'être aussi proche de son frère. Gabriella, elle, ne regagne pas tout de suite sa place à l'avant. Elle fixe la forêt, convaincue d'avoir vu quelque chose bouger au loin. Et elle a raison, entre les arbres se faufile un cerf. Contrairement à son compère, il est en pleine forme et gambade joyeusement pour rejoindre sa famille. Il marche sur des brindilles qui craquent sur son passage et profite des derniers rayons lumineux filtrés par les feuilles virevoltantes de la forêt. S'il savait que tôt ou tard un chasseur affamé viendrait ôter sa misérable vie uniquement pour assouvir sa soif de tuer. Parce que les chasseurs sont cruels ici, ils tirent sur tout ce qui bouge pour s'assurer d'avoir un trophée à accrocher dans leur salon dont l'esthétique douteuse fait frissonner les visiteurs. 

— Gab' tu viens ? crie Louis depuis son siège. 

Il s'affale encore un peu plus dedans, s'écrasant contre le revêtement en velours de sa place. Il sort un petit carnet marron de son sac et griffonne quelques mots à l'intérieur. Les autres ne savent pas ce que le jeune homme y écrit, et ils s'en fichent pas mal après tout. Louis a toujours été vu par ses amis comme le dérangé, le drogué capable de tout pour avoir sa dose quotidienne. 

Isaac avait dû y faire face l'année dernière lorsque son ami avait failli lui planter un couteau dans l'estomac. Le blond avait remarqué son petit manège et tenté de lui subtiliser ses sachets blancs pour qu'il aille mieux. Évidemment, lorsqu'on retire un os à un chien en train de le ronger, le chien mord. 

— Je relance la musique, annonce Gabriella avec un sourire resplendissant. 

— Pitié, non, râle Louis. 

— Commence pas s'il te plaît. On en a marre que tu te plaignes tout le temps, s'énerve Archie. 

Le jeune Baker se renfrogne et ne dit plus un mot. Ce silence est satisfaisant. Le garçon peut être détestable quand il le veut, même s'il est généralement un bon camarade. On ne dirait pas comme ça, mais c'est simplement le voyage qui le rend aigri et désagréable. 

Veronica de son côté se colle un peu plus contre son mari. Ça faisait longtemps qu'elle n'avait pas pris de vacances. Elle est étudiante en médecine et barista, elle passe donc ses journées et ses nuits à travailler pour rapporter un salaire à la maison. Celui d'Isaac conviendrait largement cependant. Il est architecte, il sait créer et développer son esprit pour plaire à ses clients. Dans son temps libre, Isaac aime faire du violon. Il joue de cet instrument comme personne, avec ses émotions. C'est ça qui a charmé Veronica : ses mains baladant l'archet contre les cordes, libérant une douce mélodie dans l'air. Elle était envoûtée par cette musique lente et prenante, comme un serpent se laisse charmer par un flûtiste. 

Le moteur tourne maintenant, rassasié par l'essence fraîchement introduite dans le réservoir. Les paysages défilent, le vent s'écrase contre le pare-brise parsemé d'insectes morts à cause de la vitesse. Gabriella actionne l'essuie-glace pour en chasser les quelques mouches écrasées. 

Marine sort un appareil photo professionnel. Elle a beau travailler avec son jumeau au magasin familial basé sur la taxidermie, elle adore prendre de sublimes clichés de la nature et ses richesses. Plutôt ironique quand on passe la journée à embaumer des animaux morts pour fabriquer les trophées des fameux chasseurs affamés. Quel décor lugubre, les pensées de Marine. Dans sa tête défilent les images des bêtes tuées qu'elle prépare mélangées aux visions merveilleuses d'une mère sanglier et ses enfants. Elle braque l'objectif sur son frère pour l'agacer, mais celui-ci se contente de la repousser méchamment. Une relation fraternelle classique, commune à toutes les familles. La superbe blonde entrouvre ses lèvres roses pour protester mais se retient, n'ayant aucune envie d'engager une dispute maintenant, devant tout le monde. Ils ont également tous les deux peur de ce que l'autre pourrait dire. 

Isaac fixe le siège devant lui, il ne sait pas quoi faire pour se divertir. Le trajet risque d'être long. Très long. 

C'est pour cette raison que Gabriella rallume le poste radio. Celui-ci lâche quelques notes qui grésillent avant d'enfin libérer de la vraie musique. Archie repense au cerf écrasé sur la route de la station-service. Il se dit que ça aurait pu lui rapporter quelques sous s'il avait pu ramener son cadavre au magasin. Il s'imagine déjà le congeler avant d'aller chercher son matériel. Il aurait ensuite fabriqué le plâtre et préparé sa charpente, comme il a l'habitude de le faire. Puis il aurait soigneusement retiré la peau du cerf congelé avant de la tanner. Oui, la conservation dépend de ce genre de détail. Il se voit aussi rembourrer la peau et la recoudre pour redonner vie à l'animal. Assis derrière le comptoir en bois usé, il aurait attendu qu'un cinquantenaire pousse la porte du magasin, ce qui aurait fait sonner la clochette juste au-dessus. L'homme aurait glissé sa main à l'intérieur de sa poche et balancé des billets froissés, content de sa trouvaille qu'il aurait accrochée au beau milieu de son entrée. 

"Aurait".

Bien sûr, tout ça n'est qu'une illusion, un désir insatisfait qu'éprouve le jeune homme. 

— On arrive bientôt, tonne Louis d'une voix lasse. 

Il a les yeux rivés sur la carte en papier et constate qu'il ne reste déjà qu'une dizaine de minutes. Archie était trop concentré à s'imaginer en pleine journée de travail pour remarquer que le temps passait aussi vite. Veronica, coincée entre lui et Isaac, soupire de lassitude. Entre un mari fixant le vide et un ami tuant l'ennui, elle n'a rien d'autre à faire que patienter encore et encore. 

Les roues continuent d'embrasser le goudron à chaque rotation, les rapprochant peu à peu de leur destin funeste.