Cluedo

Chasseurs

Le groupe s'installe à la table en bois clair. Louis ouvre les conserves et met le tout dans des assiettes en porcelaine qu'il a dénichées dans une sublime vitrine à côté. Il ne saurait dire ce que c'est, ce mélange de viande et de carottes bien trop orange. Heureusement pour eux, ce repas est toujours comestible. 

Ils s'assoient autour de la table et commencent à manger. Ils ont l'air content, peu conscients du danger qui les guette. Ils ne le savent pas, mais à l'instant même, quelque chose cogne contre la vitre du grenier. La fenêtre subit les coups de bec incessants d'un corbeau ensanglanté. Cet oiseau s'est pris une balle d'un Beretta Silver Pigeon il y a quelques heures tandis qu'il volait joyeusement en direction de sa famille. Décontenancée, la bête à plumes s'est réfugiée au dernier étage du manoir après y avoir vu ce qu'elle croyait être de la nourriture. Il s'agissait en réalité des éclaboussures de sang sur le parquet laissées il y a huit ans. Elle pensait s'en sortir, mais il ne lui reste que quelques minutes à vivre. Maudits chasseurs. 

Ils s'amusent bien, avec cette chaleur estivale. Ils s'en donnent à cœur joie avec cette forêt regorgeant de bêtes en tout genre. La moitié des cerfs du pays a été décimée par leur faute, l'autre moitié par les chauffards trop pressés de rentrer chez eux. C'est comme ça que ça se passe, avec tous les autres animaux. Il faut se l'avouer, certains promeneurs sont également morts par les fusils surexcités de ces bois. 

Archie porte sa fourchette à sa bouche non sans exprimer son dégoût. 

— On aurait vraiment dû aller faire des courses, se plaint-il. 

— On n'a qu'à y aller demain matin, dit Marine d'une voix calme. 

— Qui est volontaire ? Moi non, lance Louis. 

Au final, Veronica et Archie iront demain dès l'aube, ce qui permettra au reste du groupe de se reposer. Cette journée de voyage était épuisante pour eux, surtout Gabriella qui devait se concentrer sur la route et faire attention à la vie de ses cinq amis. Cette nuit, elle sait qu'elle va dormir paisiblement sans penser à tous les cadavres retrouvés dans la maison. 

Le repas se termine rapidement tandis qu'ils discutent tous de leurs années passées ensemble. Ils se sont tous rencontrés au lycée, les années les plus difficiles de leur vie. Gabriella et Louis avaient le mal du pays et se sentaient perdus lorsqu'ils ont fait la connaissance de Marine, Archie, Isaac et Veronica. À cette époque, la jeune mariée sortait avec le frère de sa meilleure amie Marine. L'arrivée de Gabriella et Louis dans leurs vies a crée une petite famille de six uniforme et où tout le monde se sent bien. Évidemment, chacun a des affinités différentes avec les divers membres du groupe mais ils sont pour l'instant très soudés. 

Leurs relations ont beau être complexes, ils sont néanmoins tous regroupés dans ce manoir et veulent passer de bonnes vacances. Ensemble. 

Ils sont vite tirés de leurs pensées lorsqu'ils entendent un coup de feu, suivi du bruit d'une vitre qui éclate. En un instant, leurs cœurs ratent un battement et ils se figent sur leurs chaises. Isaac est le premier à se lever. Il se précipite vers la porte d'entrée et l'ouvre d'une main tremblante. En regardant vers la forêt, il distingue une forme, une silhouette humaine qui se dessine entre les arbres. Il a l'impression de la reconnaître, sans savoir d'où. Il s'approche en prenant son courage à deux mains. En réalité, il souhaite fuir à toutes jambes loin de ce manoir qui ne leur apporte que des soucis. 

— Désolé, je savais pas qu'il y avait quelqu'un là-d'dans, fait une voix rauque au loin. 

L'ombre se rapproche et Isaac parvient à reconnaître un homme. Il reconnaît ses sourcils blanchis et son menton mal rasé, c'est l'homme de la station-service. 

— Faut pas m'en vouloir mon p'tit, je pensais pasqu'ils allaient relouer la maison aussi vite, les anciens jeunes viennent departir. Je voulais juste ce foutu oiseau, annonce le chasseur en pointant du doigt un corbeau ensanglanté par terre. 

Le quarantenaire récupère son cadavre par la patte et le balance dans un sac en plastique. Pendant ce temps, le reste des jeunes semble s'être décidé à savoir ce qu'il se passe. Ils sont désormais sur le palier de la porte d'entrée, fixant la scène avec inquiétude. Le bouclé lève la tête et constate que la fenêtre du grenier est brisée. 

— Merci pour la vitre cassée, dit-il d'un ton froid. 

— Je vous la réparerai, y a pas mort d'homme. 

Le brun fixe l'homme avec agacement. 

— Bon, je peux passer dans deux jours si vous voulez, essaie-t-il. 

— Non, le coupe Isaac. 

Le silence s'abat sur les deux hommes, seulement interrompu par le son des feuilles se frottant entre elles. Le vent s'est levé entre temps et rugit désormais, zigzaguant entre les troncs d'arbre. 

— On va laisser le grenier fermé, conclut Isaac en se radoucissant. 

Il ne veut pas que cet inconnu entre dans ce manoir, il veut y rester tranquille avec ses amis. 

— Vous restez ici jusqu'à quand ? demande le quarantenaire. 

— La fin de la semaine. 

— Bien. Passez un bon séjour, je ne vous embêterai pas plus. 

— Bonne soirée. 

L'échange se termine ainsi, laissant Isaac néanmoins perplexe. Il retourne auprès du groupe et leur explique tout ce qu'il vient de se passer. Ils sont tous un peu sous le choc. Compréhensible. Ils sont dans le Manoir le plus célèbre de tout le pays pour ses meurtres et la population autour est plus qu'étrange. Veronica se blottit contre son compagnon, feignant une peur inexistante. La vérité est qu'elle se doutait que ça arriverait. Ces maudits chasseurs pullulent ici, tout le monde le sait et il n'est pas rare que leur lubie les pousse à chasser de pauvres volatiles jusqu'à leur lit de mort. 

— Qu'est-ce qu'il vient de se passer ? marmonne la jeune Marine bouleversée. 

Son frère glisse sa main autour de son bras tremblant et la rassure. 

— On ferait mieux de rentrer, annonce-t-il aux autres.

Ils approuvent tous et retournent dans le manoir grinçant. Le vieux bois est en train de travailler. 

Oui, ils feraient mieux de rentrer, on ne sait jamais quand un coup de feu peut partir.