Cluedo

Soupçons

Gabriella a du mal à garder espoir. Elle sait que rencontrer cette femme était une opportunité exceptionnelle, mais elle a un mauvais pressentiment. Tandis que les trois amis retournent dans la cuisine, ils marchent sans s'en rendre compte sur trois cartes sur le sol. Personne ne sait quand elles ont été posées, ni par qui. Cela restera un mystère. Ils s'assoient sur des chaises posées ici et là. Celles-ci sont fragiles. Les quelques vis menacent de se retirer du bois brun. Il est également parsemé d'échardes qui émergent timidement. 

Ils se regardent, se jugent, se jaugent. Ils espèrent voir dans les yeux des autres la réponse à leurs questions. Ils aimeraient tous que cette histoire se termine. Ils en ont marre d'être constamment balancés entre angoisse et désolation. Tout cela pèse sur leur mental. À vrai dire, si l'un d'eux survivait, il devrait faire face à un traumatisme bien trop violent pour être traité. Toutes les psychothérapies du monde ne pourraient réparer leur esprit détruit. Le plus ravagé serait Archie. Il a dû toucher les cadavres, les traîner, les cacher. Il a provoqué la mort de sa sœur. Il n'a d'ailleurs pas eu le cœur à l'emmener avec les autres. Marine reste donc allongée sur le sol, sans vie. 

Veronica regarde Archie. Une part d'elle compatit. Elle sait très bien qu'il n'a pas fait exprès de faire ça. Elle sait très bien à quel point il aimait sa jumelle malgré ce qu'il disait d'elle. Mais elle s'en veut, sans totalement comprendre pourquoi. Elle se dit que si elle avait suivi son amie, ou qu'elle l'avait empêchée de partir, elle ne serait pas tombée. Elle ne peut s'empêcher de revoir cette chute d'une violence sans nom. Ses membres percutant l'escalier à chaque instant, ses os se retournant et s'enfonçant dans sa peau dès qu'elle se cognait au bois, ses vertèbres se brisant tout doucement à chaque centimètre descendu. Tout cela était brutal. Si brutal. À aucun moment elle n'aurait cru assister à un tel massacre. Elle craint que son amant ne soit le tueur. Peut-être avait-il placé ce piège avant, pendant qu'il barricadait les marches, juste au cas où quelqu'un se risque à monter. Peut-être était-il réellement effrayé à l'idée que Veronica préfère son mari. Il aurait voulu garder la jeune femme pour lui seul, ne plus jamais la laisser voir d'autres hommes que lui. Cela ne lui ressemble pas, mais Veronica ne sait plus quoi penser. Elle a l'impression de ne plus connaître ses amis, elle en apprend toujours plus sur eux à chaque mort. Jamais elle n'aurait cru que Marine avait les mêmes penchants que Louis. 

Archie regarde Gabriella. Il est au fond de lui persuadé qu'elle est la meurtrière. Elle est la plus suspecte. Même si elle est la plus saine d'esprit de tout le groupe, et la plus innocente, elle en serait capable. De toute manière, il n'a jamais été proche d'elle. Ils ne s'apprécient pas forcément, sans véritable raison. Après tout, on ne peut pas aimer tout le monde. Il se rappelle chaque moment après chaque meurtre. Elle jouait peut-être bien la comédie, voilà tout. De plus, les évènements du manoir lui rapporteraient gros. Personne ne saurait que c'est elle, ce serait la seule survivante. Elle parlerait dans les journaux, obtiendrait enfin la célébrité dont elle rêvait tant. Elle en ferait un superbe article, que tout le monde lirait dans l'unique but de savoir ce qu'il a bien pu se passer. Elle gagnerait l'argent de l'assurance, l'argent du procès, l'argent du journal, l'argent des associations, l'argent des cagnottes en ligne. L'argent, l'argent, toujours l'agent. La nouvelle motivation des crimes. Archie en est persuadé, elle pourrait jouir de tout cela, il sait que ça ne lui déplairait pas.

Gabriella regarde Veronica. Son amitié se transforme en haine à chaque seconde. Son amie a osé l'accuser. Elle qui a causé tant de malheur. Elle est sûrement celle qui a détruit leur groupe. Elle a volé le cœur d'Archie, ignoré celui d'Isaac et piétiné celui de Louis. L'italienne reste un peu jalouse. Elle aurait aimé avoir autant de succès. Elle se dit qu'elle, au moins, ne se jouerait pas autant des hommes à ses pieds. La jeune femme est sublime, mais ne veut pas voir les gens qui pourraient s'intéresser à elle. Son envie reste ainsi infondée, ce qui est bien dommage car l'entraide aurait pu les sortir d'affaire. Elle pensait tout savoir de son amie, mais elle avait tort. Veronica cache bien des secrets. Gabriella croyait avoir obtenu sa confiance, elle pensait qu'elle lui dirait tout. Absolument tout, même ses plus sombres cachoteries. Elle aurait pu la raisonner, lui montrer que concilier sa vie amoureuse avec Isaac et Archie était loin d'être une bonne idée. Cela ne lui apporterait que des problèmes. Veronica est à l'origine de tous ces drames, d'une manière ou d'une autre. 

Comme traversés par la même pensée, ils se tournent vers la porte et distinguent les trois cartes glissées là. Ils retiennent leur souffle avec appréhension. Gabriella se lève néanmoins et les récupère.

— Madame Leblanc, la bibliothèque, la corde, annonce-t-elle d'un ton monotone.

— Le pion de Marine, le piège, soupire Archie.

— Pourquoi la bibliothèque ? demande Veronica.

— Je pense que ça correspond à l'utilité première des pièces. Avant d'être organisées en chambres pour les touristes, je pense qu'elles servaient à autre chose. Celle de Marine était donc sans doute la bibliothèque, explique l'italienne.

— Et celle d'Isaac un bureau, complète le garçon.

Une chose est sûre, ce ne seront pas les seules cartes qu'ils trouveront dans ce manoir. S'ils avaient réfléchi, ils auraient déjà commencé à chercher la solution, qui est d'ailleurs évidente. On dirait presque qu'ils ne savent pas comment jouer au Cluedo. Tout était sous leurs yeux, mais ils ont encore une fois préféré les fermer. Cela aurait pu être une bonne chose, tout simplement pour éviter cette réalité douloureuse. On peut les comprendre, même si cela n'a aucun intérêt d'essayer de saisir les complexités de leurs comportements. Ils sont apeurés, ils ne savent quoi faire, ils paniquent et oublient les bases qui composent ce jeu. Leur jeu.