Chapitre 12

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La tristesse envahit son être, contournant toutes les barrières qu'elle avait forgées. Même si ce sentiment l'atteignait, elle ne voulait pas paraître faible aux yeux des autres, mais son frère ne méritait pas d'encaisser pour ses propres erreurs. Aleksander était un homme bien qui avait besoin d'une famille et de soutien tout comme elle. Elle ne devait pas l'abandonner ou cela la hanterait tout le long de sa vie.

— Reste, finit-elle par laisser échapper à voix basse, pleine de remords qu'elle n'était pas prête à accepter.

Son frère se retourna lentement et la fixa de ses grands yeux autrefois rieurs. Il s'avança et s'empara de sa main qui tenait, sans qu'elle ne s'en rende compte, le couteau à pain qui lacérait sa paume.

— Ne te fais pas aussi mal en retenant tes émotions Isabelle. La seule personne que tu blesseras, ce sera toi.

Il dégagea l'arme qu'il posa sur la table en faisant attention de ne pas quitter des yeux sa sœur aînée. Ses gestes étaient prudents comme s'il ne savait à quoi s'attendre de sa part. Observant cela, Isabelle ne put qu'accepter de ressentir qu'un morceau de son cœur se détachait doucement, prolongeant la torture à laquelle elle faisait face.

Peu importe ce que nous ressentons, les gestes que nous effectuons ne font que blesser notre entourage. Au moins une chose qu'elle avait retenue, néanmoins, cela ne l'empêchera pas de redevenir celle qu'elle voulait devenir quand Aleksander et son amie repartiront.

— Je te promets d'y réfléchir, dit-elle en sachant qu'elle mentait sans ressentir le moindre regret.

— Ne promets pas, agis.

La conversation avait eu lieu dans un calme olympien, aucun des deux autres présents n'était intervenu. Marianna parce qu'elle savait qu'il valait mieux ne pas se mêler de leurs affaires familiales et Karl parce qu'il se contentait d'enregistrer toutes les informations auxquelles il avait accès. Affirmer qu'il était compatissant était beaucoup dire, au contraire, il se contentait de regarder les protagonistes jouer leur rôle. La femme étant brisée, mais qui se reconstituait une image qui n'est pas la sienne, et le frère qui veut aider sa sœur, mais se sent impuissant et se contente de lui servir des phrases moralisatrices. Quel ravissant spectacle pour ses yeux de spectateur !

Cette... femme, même si d'après lui, elle ne méritait ce qualificatif, n'était pas aussi impénétrable qu'elle le pensait et il se devait de le lui démonter. Quitte à briser sa petite personne et à la faire redescendre de son piédestal. Il voyait cela comme un service qu'il devait lui rendre, de toute manière, il le ferait bien plus délicatement que certaines personnes qui n'iraient pas de main morte.

Un raclement de gorge discret détourna l'attention de tous sur Marianna qui rougit sous la pression des regards. La jeune femme tortilla ses doigts dans tous les sens, poussant Aleksander à lui sommer d'arrêter. La remarque inquiète du jeune homme la mis mal à l'aise et ses joues se colorèrent d'une ravissante teinte rosée.

— Nous comptions nous rendre, Isabelle et moi, faire nos emplettes pour Noël.

Sa voix, soudainement devenue timide, lâcha cette information de manière à penser qu'elle s'était débarrassée de quelque chose qui la pesait. Sa peur évidente même aux yeux d'une personne peu observatrice allégea l'atmosphère de la tension qui régnait depuis quelque temps.

— Je pense que c'est ce qu'il nous faut à tous pour nous vider la tête des évènements qui viennent d'avoir lieu, affirma Aleksander en partant chercher son manteau ainsi que celui des autres.

Des regards furent échangés entre les deux femmes sous l'intense et inquisitrice observation de Karl, il sentait qu'il lui manquait une information sur les raisons de son engagement, mais il ignorait laquelle. Il fera cependant tout pour la découvrir, et ce, sans demander la permission de personne. Il ne fallait pas que ces femmes oublient qui il était. La rancœur et la vengeance faisaient partie de son vocabulaire de même que la mort, la torture et le sadisme. Ce dernier point le ravissait au plus haut point, Karl laissait transparaître cette partie de sa personnalité en dernier recours. Pas qu'il n'accepte pas cette facette de lui. Oh non, son éducation avait été entourée de cruauté, cruauté qu'il restituait à chacune de ses missions. La torture et l'exaltation qu'il ressentait lorsqu'il pratiquait cet art complexe que peu de personnes comprenait n'avait d'égal à l'adrénaline qui pulsait dans ses veines lors de la traque.

Il n'était pas fou contrairement aux tueurs en série, non, lui s'occupait d'individus qui étaient de véritables ordures ayant tuées, violées des personnes. Il rendait justice à la place des forces de l'ordre qui se contentaient de prononcer leur peine qui n'était jamais capitale. Ils ressortaient tous à un moment ou à un autre, ayant soif de vengeance et répandant derrière eux mort et deuil.

Les jeunes femmes le tirèrent de ses songes en se levant, faisant froisser les tissus de leurs habits. Les imitant quelques instants plus tard, Karl les accompagna jusqu'à la porte, prenant soin de se reprendre. Il devait quitter la pièce au plus vite. Les pensées qu'il avait eues avaient fait ressurgir des pulsions qu'il aurait voulu éteindre pour un moment. Des pulsions qu'il ne devait laisser éclater devant des clientes et une personne qu'il était censé protéger.

Il tenta de glisser un mot à l'oreille d'Isabelle sauf que celle-ci conversait avec son frère qui avait retrouvé son éternel sourire, découvrant ses dents d'une blancheur éclatante. Il s'approcha d'un pas léger puis tapota rudement l'épaule de la jeune femme qui se retourna, surprise par le geste. Un regard l'invita à le suivre dans un endroit à l'abri des oreilles indiscrètes, elle le suivit, intriguée et croisa ses bras contre sa poitrine pour se donner un semblant de courage.

— Avez-vous encore besoin de moi ? demanda-t-il sans formuler de façon directe son envie de quitter cette famille.

— Je pensais que vous deviez nous suivre à la trace, formula Isabelle en fronçant les sourcils sous son bonnet de laine. Peut-être ai-je mal compris.

— Vous avez bien entendu, mais cela ne signifie pas que je serai forcément visible à vos yeux, expliqua Karl en laissant sous-entendre une surveillance furtive et invisible.

— Je pense en effet qu'il serait mieux de nous laisser en famille ce soir, d'autant plus que vous en avez trop entendu.

La voix froide de la jeune femme refit surface, signe qu'elle rebâtissait cette armure de glace. Un imperceptible rictus se dessina sur les lèvres dures du chasseur, montrant son mépris apparent pour cette piètre prestation. Il approcha son visage de celui de la jeune femme en murmurant afin qu'elle seule puisse entendre ce qu'il avait à dire. Isabelle réprima un mouvement de recul et sursauta face à la douleur que la seule phrase prononcée par l'homme lui affligea. Une morsure chargée de haine, de mépris et de ce qu'elle détestait le plus, la pitié. Quelques mots qui avaient touché sa sensibilité et sa carapace sans aucun problème.

Isabelle resta quelques instants dans cette position, c'est-à-dire le menton sur sa poitrine qui se soulevait de façon saccadée. Un souffle d'air fit voleter quelques mèches de ses cheveux, signe que l'homme était passé à côté d'elle, manquant de l'effleurer. Une colère sourde s'empara de sa personne sans qu'elle puisse la libérer à son aise, son frère se trouvait dans la pièce d'à côté et Karl y était retourné. Comme elle le haïssait ! Mais elle avait besoin de lui et cela, elle avait du mal à s'en convaincre.

La jeune femme retourna sur ses talons et fit face à un tableau auquel elle n'aurait jamais dû assister, son frère enlaçant le tueur chargé de sa protection. Sa rage fut décuplée lorsqu'elle vit la claque affectueuse qu'Aleksander lui administra et manqua de s'étouffer en entendant son frère dire que c'était la première fois depuis longtemps qu'il la voyait aussi heureuse.

Isabelle se dirigea avec humeur vers les deux hommes puis empoigna fermement par le coude Karl qui se délecta de la fureur sans limite qu'il voyait briller dans ses prunelles. Il ne fit pas attention à sa façon de se comporter et la suivit sans rechigner. La jeune femme le sortit de son appartement sans ménagement et le plaqua contre le mur, pensant l'intimider. L'homme remarqua les mains tremblantes de la jeune femme qui semblait hors d'elle et décida de rester calme et de jouer avec ses nerfs. Jusqu'où pourra-t-elle tenir ? Sa seconde passion après apporter la mort est de berner et de duper les personnes avec qui il est et cette femme est la personne idéale.

Isabelle sortit le couteau qu'elle avait récupéré de sa botte et le plaça sous la jugulaire de Karl. Ce dernier ne cilla pas et se contenta d'observer les mimiques faciales de la jeune femme. Il savait qu'elle n'oserait pas, elle était bien trop accrochée aux règles. La haine se lisait dans son regard et il en était le principal responsable. Cela avait été plus facile que prévu. Ce n'était pas de la cruauté, mais seulement un service qu'il rendait à cette femme perdue qui ne savait plus où elle en était.

— Si je n'avais pas besoin de vous, je vous tuerais, gronda-t-elle entre ses dents en appuyant davantage jusqu'à ce que le sang ne commence à perler sur la lame.

Sa main ferme tenait le couteau sans hésiter. Peut-être avait-il tord et que cette jeune femme qui ne devait pas avoir plus de vingt-quatre ans était capable de passer le pas. Ce n'était pas ce qu'il voulait, mais il s'agissait d'une information qui avait son importance, du moins pour lui.

— Je vous crois sur parole, madame, dit-il d'une voix totalement détachée de la situation dans laquelle il se trouvait, comme si tout allait bien.

Son ton calme ne fit qu'accentuer sa fureur contre lui, Isabelle se poussa à amoindrir la pression sur son cou et à reculer de quelques mètres en cas de représailles. Il n'en fit rien et se contenta de remettre en place son manteau avec application.

— Si vous permettez, je dois retourner travailler, vous n'êtes heureusement pas la seule cliente, si vous voyez ce que je veux dire.

Sur ce, il s'en alla en claquant des talons, imposant un rythme calme et posé tout à fait à l'image de sa personnalité. Descendant les marches, il sentit un sourire se peindre malgré lui sur son visage hâlé. Il allait pouvoir vaquer à ses occupations avant de se mettre à surveiller cette famille qui créait des problèmes à cause de non-dit.

— Te voilà enfin, je me demandais où tu avais bien pu passer, le surprit son ami en surgissant d'une cavité plus ou moins sombre. Oula, je connais cette expression, laisse-moi deviner. La jeune femme n'a pas su se contenir et tu as dû la tuer.

— Tu es bien loin de la vérité, mon ami, prononça l'homme en lui jetant un regard enflammé qui ne soufflait aucune réplique.

— Allez, tu peux au moins me donner quelques détails croustillants, implora David en le suivant en trottinant.

Karl resta muet à ses supplications et continua son chemin en ne pensant plus qu'à une chose, rentrer chez lui afin de se reposer. Ses pulsions meurtrières s'étaient au fur et mesure atténuées pendant l'interaction avec Isabelle lui faisant le plus grand bien. Un poids s'était soudainement retiré de ses épaules. Il ne déplorait pas ce qu'il venait de se passer, même si c'était lui qui avait poussé à cette fin, c'était lui qui avait tiré sur la fureur que ressentait la jeune femme pour assouvir ses besoins. Cela pourrait paraître abominable à une personne extérieure, toutefois, pour lui, cela était normal, tout comme faire du vélo. Une simple habitude, une routine.

— Tu devines ou il faut que je te fasse un dessin ? finit-il par dire face au silence qui s'était soudain installé.

— Ce n'est pas la peine, je vois très bien maintenant.

Le timbre de son compagnon s'était fait étrange. Il ne saurait l'expliquer. David ne commenta pas ni ne dévoila le cours de ses pensées le poussant à se retourner pour lui demander ce qui n'allait pas. C'est alors qu'il découvrit son ami, la tête levée vers le ciel, fixant silencieusement le balcon d'un des appartements. S'apprêtant à le sermonner, Karl suivit son regard et se figea à son tour. Voyait-il ce qu'il était en train de voir ? Il ne parvenait à y croire.

La femme qu'il venait de quitter se trouvait sur ce balcon vêtue d'une tenue légère, dans les bras d'une personne qu'il n'avait jamais croisée. Cet homme la tenait par la taille, semblant l'empêcher de tomber par-dessus la rambarde, il se tint contre celle-ci pour se retenir. Sa gestuelle était sereine et tranquille, toutefois beaucoup trop appliquée pour faire penser à un accident. L'inconnu inclina la tête vers son front et chuchota contre ses lèvres. Aux yeux de Karl cela n'était pas normal, il remonta les marches quatre à quatre et commença son décompte afin de trouver le bon appartement, celui-ci donnait sur la rue principale et possédait une ouverture sur l'extérieur ce qui n'était pas le cas partout. Pensant avoir trouvé le bon, il se précipita sans néanmoins perdre son sang-froid et enfonça la porte. Il se retrouva face à une scène qui le surprit, l'homme qui se trouvait devant lui, lui rappelait celui à la tête du gang. Il était penché sur Isabelle, sa bouche effleurait la peau de son cou sans pour autant la toucher. Il releva la tête et accueillit sans aucune trace de surprise l'homme qui venait de surgir.

— Karl, quelle surprise, je ne t'attendais pas de si tôt, débuta-t-il la conversation sur un ton léger, sans se soucier de la femme qu'il tenait dans ses bras.

— Viens donc t'asseoir et joins-toi à moi.

Karl fit un pas en arrière, montrant sans le vouloir son désaccord. Les flammes brulèrent les pupilles de l'homme tandis qu'il installait la jeune femme contre le mur glacial. Tout en suivant le moindre de ses gestes, le tueur à gage tenta de soutirer des informations qui pourraient lui être utiles pour la suite de sa mission. Il pensait que la personne qui se trouvait en face de lui n'était pas aussi malin qu'il le laissait croire.

— Que voulez-vous à cette femme ? Elle me paraît agréable.

— Ne te comporte pas ainsi avec moi, Karl, je sais qui tu es et pour quelle raison tu te trouves ici, lui répondit-il tout en continuant à s'activer autour de la table à manger.

D'ailleurs, Karl se demandait comment il s'était arrangé pour occuper cet appartement sans qu'aucun d'entre eux ne s'en aperçoive. Il se promit de toucher deux mots à ce sujet à David. Pour le moment, son but était de sortir indemne, de même que la fille de cette pièce.

— Qui pensez-vous que je suis si vous êtes si bien renseigné que ce que vous le prétendez ? rebondit-il sur l'affirmation précédente de l'homme qui, se rappelait-il, se nommait Aabdi, un nom qui n'avait rien d'Américain.

Un bref coup d'œil dans sa direction avant qu'il ne se dirige vers lui sans le quitter de ses yeux gris-verts vidés de toute trace de joie. Un regard plutôt menaçant et remplit de dissuasion. Il faut dire que ce mafieux possédait une volonté et une force que l'on ne pouvait ignorer.

— Je pense que tu n'es pas celui que tu prétends être tout comme cette jeune femme, vous cachez tous les deux une chose qui lorsqu'elle sera révélée pourrait tout faire basculer. Tu es plus qu'un vulgaire tueur à gage et elle plus qu'une femme blessée. Vous êtes tous les deux capables de sacrifier l'univers pour arriver à vos fins. Elle voue un amour inconditionnel envers son frère, et toi, tu es rongé par la culpabilité de tes actes passés, souffla l'homme en dévoilant avec détachement l'analyse effrayante qu'il avait faite sur eux.

Plus terrifiant encore, tout ce qu'il venait de dire à son sujet était vrai. Il darda un regard impénétrable sur cette personne semblant venir d'une autre planète. Qui était-il ? Pour la première fois de sa vie, Karl remit en considération ses jugements concernant cet individu qui pourrait s'apparenter à un mentalisme.

Un Soleil brisé Où les histoires vivent. Découvrez maintenant