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[Presque faux]

Seuls quelques mots me parviennent depuis le salon, filtrés par le murmure irrégulier de l'eau. Je déteste laver la vaisselle, pourtant, en ce début d'après-midi, cette activité m'est agréable. Colin et Nate ont prononcé quelques fois le prénom de Luce avant de débattre sur les relations amoureuses. Elia dodeline de la tête, au rythme d'une musique qui ne vit sûrement que dans son esprit.

— Jude, as-tu trouvé le meilleur spot de la ville pour les brunchs ?

— Je sens que j'y suis presque.

Il s'empare de l'assiette que je lui confie pour l'essuyer.

— Que te manque-t-il ?

— La possibilité de venir quand je le désire, comme je veux et avec qui je souhaite.

— De l'autre côté de ce mur, tu peux avoir tout ça, me répond-il d'un air enjoué. Enfin, sauf pour la dernière partie, ajoute-t-il en détournant le regard.

Mes mains retombent dans l'eau mousseuse, tandis que j'incline sensiblement la tête.

— Tu m'expliques que je n'ai pas le droit de me pointer dans un bar avec qui je veux ?

— Bien sûr que si !

Il réagit si spontanément que je suis perdue. Je m'apprête à lui demander plus de précisions, surtout lorsqu'il se mordille la lèvre inférieure.

— Je n'apprécierais pas que tu débarques avec un autre homme, disons qui n'est pas un Delaunay, surtout s'il te plaît.

Il essuie ses mains inutilement, tordant le torchon dans tous les sens. Je tente de comprendre ce qui se cache derrière son inhabituelle maladresse.

— Et si c'est une femme ?

— Également, sauf si c'est Noé.

Je soupire, en regardant l'eau tourbillonner dans l'évier.

— Elia, tu es vraiment possessif.

— Je sais. En fait, non, je l'ignorais. Je ne désire pas t'imposer quoi que ce soit. Même si tu me plais beaucoup, tu ne me dois rien, d'autant qu'on se connaît à peine. Cela me rendrait triste si tu allais boire un verre avec une autre personne, peu importe le bar. Mais là, il s'agit du Wall, c'est chez nous, tu comprends ? Je voulais te montrer cet endroit, car il est essentiel pour moi et j'aimerais que tu t'y sentes bien, mais...

— J'ai saisi, Elia. De la même manière que je n'inviterai jamais qui que ce soit chez toi, je ne convierai personne dans ce bar. C'est normal et je suis plutôt d'accord.

— Tu comprends et tu es d'accord, répète-t-il en perdant son regard par la fenêtre.

Je m'adosse contre l'évier, en position inverse. Ses paroles tournent en boucle dans ma tête, celles d'hier, lorsqu'il m'avouait que je lui plaisais. J'admire la ligne délicate de son nez légèrement retroussé et ses lèvres veloutées. Aucune des rencontres que j'ai faites cet été ne m'a autant intriguée. Je n'ai même jamais ressenti de frissons aussi intenses en songeant seulement à découvrir une bouche. Un éclat de rire goguenard me sort de mes pensées, me parachutant une fois de plus dans une ambiance décontractée.

— Que fais-tu dans la vie, Elia ?

Il redresse sa colonne vertébrale puis il emprunte la même posture que moi.

— Je suis en troisième année de licence de design produit.

Son sourire en coin m'amuse. Il semble fier de son effet, mais sa réponse ne me surprend pas. D'abord, il y a eu sa réaction quand j'ai évoqué Londres, ensuite, il y a l'emplacement de son appartement, juste sous l'école et quelques autres détails aperçus chez lui.

June Wild, L'effet d'un caillouOù les histoires vivent. Découvrez maintenant