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[Sans même savoir]

Hogmanay, le Nouvel An écossais, traditionnellement fêté par les frères Delaunay, débute ce soir et je n'ai toujours pas d'invité. En réalité, je n'ai pas réellement cherché. Je sais juste que Noé a prévu un voyage avec son mec et que Colette organise une soirée dans son restaurant clandestin. Je reconnais avoir pris toute cette histoire à la légère jusqu'à ce que je ressente de la culpabilité au réveil. Si Nate a passé ses derniers jours à me tanner à ce propos, c'est que c'est important pour lui. Primordial, même.

Nous avons rendez-vous à vingt heures sur la terrasse du Wall, je n'ai plus que deux heures pour tâcher de ne pas décevoir mon Numéro Deux. Tenter le tout pour le tout, dans mon esprit défaillant, cela revient à m'emparer de ma guitare et traverser la ville comme la Jude Line du Lolela le ferait. Emmitouflée dans mon manteau et déterminée à faire honneur à l'idée saugrenue de mon colocataire, je pousse la porte de ce café qui organise des scènes ouvertes à l'autre bout de la ville.

Un peu tremblante, misant bien trop sur cet instant, j'explique la raison de ma venue à la femme qui se tient devant moi. Elle éclate de rire, mais au lieu de me rejeter, elle me permet de faire ce que je veux. La salle n'est pas pleine, mais elle est tout aussi loin d'être vide.

— Bonsoir, dis-je en ajustant le micro, je m'appelle Jude Line.

Les clients du café sont sympathiques, ils sont habitués à écouter des inconnus jouer de la musique. Plusieurs personnes me répondent, si bien que je me sens en confiance et plus déterminée que jamais.

— La chanson que je vais vous interpréter est une excuse. Une excuse pour vous, ceux que je vais importuner durant les minutes qui vont suivre. Mais c'est aussi un appel. Ouais, voyez-vous, je suis amie avec une fratrie d'excentriques qui se prennent pour des dieux vikings et qui ont décidé de faire de moi une déesse, celle de l'amour et du sexe. Il paraît que c'est un compliment. Hum, bref, ces gars loufoques ont choisi d'encenser la nouvelle année selon la tradition écossaise, rendant hommage à ces mêmes divinités. Je vous avais prévenus, je vous dois des excuses. Hogmanay est donc une célébration du solstice d'hiver, répartie sur trois jours et ça commence dans moins de deux heures. Je dois venir avec un acolyte. Pourquoi ? Je l'ignore. Faire quoi ? Se balader avec des lampions, faire la fête dans la rue et terminer en tenue de soirée dans une fontaine. Et entre temps ? Aucune idée.

Quelques groupes rient doucement, d'autres chuchotent derrière leur verre.

— Je n'ai pas encore de complice. J'aurais pu convier quelques connaissances, mais pour être honnête, je crois qu'aucun d'entre eux n'était assez qualifié pour ça. J'ai pensé que si je venais ici pour lancer une invitation sauvage et inattendue dans l'assemblée et qu'une personne répondait à mon appel avec ces seules infos, qu'alors elle serait suffisamment féroce pour survivre et assez barrée pour s'amuser. Autant dire quelqu'un de hautement qualifié. Aussi, pour achever de vous convaincre, j'habite dans un bar. Maintenant, place aux excuses.

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— Jude Line ? m'interpelle une femme dans la rue. J'en suis !

Elle m'offre un sourire rayonnant, puis me tend la main en m'indiquant son nom.

— Enchantée Eve, tu peux m'appeler Jude.

Puis comme si nous l'avions toujours fait, nous nous mettons en route, tout en bavardant. Ce qui l'a convaincue dans mon speech tenait en quelques mots : je vis dans un bar. Eve a vingt-cinq ans, elle habite à Lyon depuis quelques années déjà, elle travaille dans une bibliothèque et elle aime le café dans lequel j'ai joué. Elle n'est pas musicienne, mais friande de toutes les scènes culturelles. Fraîchement séparée, tous ses plans pour la fin d'année sont tombés à l'eau.

June Wild, L'effet d'un caillouOù les histoires vivent. Découvrez maintenant