22

106 14 3
                                    

[Bienvenue à la maison]

Elia me raconte sa journée, en s'attardant sur ce qu'il a aimé faire, puis il s'intéresse à la mienne. Je n'ai jamais eu l'habitude d'échanger ainsi, mais je pourrais m'y faire. Il parait d'abord amusé, quand je lui retrace mon irruption dans la classe de son frère, mais aussi de son professeur. Puis, il semble content dès qu'il apprend que j'ai joué de la musique devant un public, et sincèrement inquiet lorsque j'explique la réaction de Madame Perdrel. Enfin, Elia devient perplexe aussitôt que j'aborde mon travail et que je lui expose l'avis de son frangin.

— Jude, tu dois faire attention à ce que dit Colin, dit-il prudemment. C'est un véritable bulldozer.

Je réprime un rire, car dans le genre obstiné, je pensais avoir rencontré un expert en la matière.

— Oui, il est pire que moi. S'il a une idée en tête, il ne la lâchera pas. Ce n'est pas forcément une mauvaise chose, mais je voulais juste que tu le saches. Le plus important est ce que tu souhaites réellement.

— Je comprends, mais je crois qu'il a raison. Quoi qu'il en soit, je dois l'envisager. Je n'ai rien choisi, mais j'ai envie d'explorer cette part de moi. Maintenant, que j'ai pris conscience de ça, j'ai besoin de regarder une nouvelle fois mon travail et de voir ce que j'ai raté. Ce n'est pas simple de prendre du recul, mais Colin m'a aidée et j'aimerais lui montrer le reste. Ton avis m'intéresse, Elia. Si tu acceptes de me le donner, bien sûr.

— Évidemment, me sourit-il. Je serai ravi de découvrir ton travail, Jude.

— Je vais rassembler l'ensemble de mes créations afin de mettre les choses à plat, en vue de constituer un dossier « produit » et un autre « graphique ». Je veux concevoir deux portfolios distincts, pour le présenter à Nelson et au directeur. Ce ne sera ni le lieu ni le moment, mais c'est l'occasion. Ils auront un regard impartial et professionnel. Nelson enseigne dans les deux formations.

— C'est une excellente idée. Je t'aiderai si tu as besoin.

— J'ignore si ma convocation viendra vite ou pas. J'espère pouvoir travailler dessus ce soir et demain. On est arrivé, Elia.

𝅘𝅥𝅮

Je presse le bouton de l'ascenseur et nous attendons que la cabine redescende jusqu'à nous. Les chiffres défilent lentement et Elia m'interroge du regard. Il y a douze étages, mais nous nous arrêterons au neuvième.

— Et ça nous laisse combien de temps, neuf étages ? Une minute ou plutôt deux ? me demande-t-il avec un intérêt non feint.

Les portes s'ouvrent et il me pousse dedans en riant. Elles se referment et mes épaules viennent heurter la paroi froide. Elia m'embrasse délicieusement, tandis que je glisse mes doigts dans ses cheveux. Rapidement, ce baiser me renvoie dans sa chambre et tout mon corps tremble sous ses caresses. Il appuie enfin sur le numéro neuf, sans jamais délaisser ma bouche. Les portes s'ouvrent et il grogne dans mon cou.

— Il faut qu'on te trouve un building ! Une centaine d'étages, c'est ce qu'il nous faut.

Au fond du couloir, nous entrons dans l'appartement de ma tante. Il est bien trop spacieux pour mon usage. Rose y vivait avec sa fille et son mari, mais depuis son divorce, chacun est parti faire sa vie ailleurs. Il y a peu, elle a emménagé auprès de sa mère, Paule, pour l'aider au quotidien. J'imagine qu'elle reviendra habiter ici dans quelques années. Pour l'heure, elle n'apparaît qu'un week-end par mois. Je guide Elia jusque dans la chambre d'amis, qui m'est réservée. Chaque fois que je m'introduis dans cette pièce, j'ai la sensation de laisser mon individualité au placard. Les murs teintés d'un violet foncé me font détourner le regard, le parquet bien trop sombre me rend morose, et le mobilier assorti me donne le cafard.

June Wild, L'effet d'un caillouOù les histoires vivent. Découvrez maintenant