Mission Nemrod

Jour 1 (la veille)

9 heures

« Je me présente. Je m'appelle Alex Schmitt. J'ai lu vos lignes qui m'ont fait me décider à répondre, moi aussi, à l'appel.

Officier de métier, j'ai la trentaine, solidement bâti, roux au teint très pâle, jusqu'à mes sourcils quasi décolorés. Après les évènements où j'ai failli mourir, j'ai tenu à rester en Arabie.

Je travaille comme conseiller du Commandant. Ce matin, je suis à mon bureau, comme d'habitude, comme si nous n'étions pas à la veille du Ramadan. Plongé dans mes dossiers comme si de rien n'était, j'essaye d'oublier l'explosion qui a failli me couter la vie. Je fais tout pour occulter les informations reçues sur les deux personnes mortes dans cette explosion, à mes côtés. Je suis un passionné d'histoire, je me suis engagé dans l'armée pour servir dans les zones de conflits où la passion m'attire, au Moyen-Orient.

Je suis un spécialiste de l'étude des religions et tout particulièrement celles de mes deux parents : le Christianisme et l'Islam. L'affrontement religieux avait embrasé, un jour, le foyer où je vivais ; et je n'ai jamais douté qu'il vienne aussi, un jour, enflammer le monde. Mon père, de nationalité allemande, a épousé ma mère, d'origine turque. Il est chrétien et elle, musulmane. L'Islam est tolérant dans sa reconnaissance de tous les écrits et prophètes de Dieu. Pourtant, il existe une chose que l'Islam ne tolère pas : que l'une de ses filles se marie avec un non-musulman. L'inverse est autorisé. Un musulman a le droit de s'unir à une juive ou à une chrétienne, cela vaut même mieux, dans un certain sens, que de choisir une incroyante... Mais la musulmane n'a qu'une seule et unique alternative, épouser un musulman, sous peine d'encourir l'opprobre de sa famille et surtout, celle de Dieu. Ma mère s'était cru la force de braver l'interdit pour l'amour d'un homme, mon père, et elle a accepté beaucoup de choses, au nom de cet amour. Peu à peu, cependant, les clivages ancrés dans les mentalités ont refait surface malgré elle, et malgré lui.

Les questions sont arrivées, au fur et à mesure des évènements de la vie en suscitant des réponses divergentes. Ma naissance, mon baptême, les fêtes religieuses... Le quotidien est devenu plein de petits accrocs qui, mis bout à bout, ont formé un gros problème. Emplie de culpabilité, ma mère a posé un jour un ultimatum à l'homme de sa vie, mon père : soit il se convertissait par amour pour elle, soit elle le quittait par amour pour Dieu. Mon père était chrétien. Il avait refusé ma circoncision. Il déclina la sommation de ma mère.

Voilà comment le couple de mes parents s'est séparé et comment, des années plus tard, je me retrouve en Arabie en train de chercher des réponses à mes questions d'enfant. Car je ne suis pas croyant. Entre choisir l'une ou l'autre des religions de mes parents, j'ai préféré n'en retenir aucune et me positionner dans une sorte d'arbitrage neutre, celui du spécialiste qui ne prend jamais parti, comme gage de mon impartialité. Je ne peux donc donner crédit à l'hypothèse d'une intervention irrationnelle concernant la mort déclarée suspecte des deux victimes de l'explosion à laquelle j'ai survécu.

Les photos des deux victimes sont là, sous mes yeux. J'ai beau les contempler longuement, je ne ressens rien. L'un des cadavres est allongé sur une calligraphie. Je connais l'arabe. Je sais lire la shaada, même si je ne la prononce pas avec le cœur du croyant. L'autre cadavre est figé la main tendue, l'index calciné, près des restes de la poubelle qui a explosé, dans cette rue où j'ai eu le malheur de me trouver, avec eux. Tout cela m'écœure ! Quelle mise en scène grossière ! Quelqu'un, une fois de plus, attise les passions religieuses. Veut-on punir ces hommes de leur non-croyance à l'islam, symbolisé par ses piliers, dont l'attestation de foi et la prière ? Dans ce cas, pourquoi ne suis-je pas mort, moi aussi ? Ou bien est-ce un moyen d'attirer l'attention sur eux, à leur façon, par des groupes extrémistes, à la suite de la trouvaille du trésor de Nemrod, et des folles théories qui ont suivi, dont celle propagée par Suevan ? Quoi qu'il en soit, je réponds « présent » à l'appel.