XVII. Piété familiale

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Quand Charon et Yugo rentrèrent, la maison dégageait une douce odeur de ragoût. La table avait été mise pour deux, et les bougies étaient allumées de partout dans le petit salon.

Il était bon de rentrer chez soi, et les deux hommes en soupiraient d'aise. Le feu crépita près d'eux, ce qui fit réagir Yugo.

Où sont Grand-père et Grand-mère ?

Charon resta interdit, voir que son fils s'inquiétait d'un coup. Le jeune homme appela ses grands-parents, sans réponse. Que se passait-il ?
Il courut alors vers la chambre de ses aïeuls, et poussa un cri.

"Papa!"

Charon s'avança vers la chambre parentale, mais il avait compris.

Il n'était pas un jeune homme. Et ses parents avaient eu une vie longue et humble, affrontant les tempêtes de la vie dans cette petite ferme qu'ils avaient bâtis avec amour. Tous leurs enfants étaient partis en apprentissage et avaient fait leurs vies. Son frère ainé, qui aurait du reprendre la ferme, les avait délaissés, il y a quelques années, pour une vie de marchand dans une grande ville. L'arrivée de Yugo dans leur foyer avait été leur douce joie.

Poussant la porte, l'homme découvrit avec un pincement au coeur l'image douce-amère qui se dessinait devant ses yeux.

Le vieux couple s'était allongé, main dans la main, dans le lit conjugal fait de bois lourd et épais, que le grand-père avait sculpté lui-même dans leurs jeunes années, et que Charon avait toujours connu. La pièce était petite, et quelques bougies près de la fenêtre et sur les tables de nuits autour du lit illuminaient avec douceur la pièce, caressant la peau plissée par le temps de leurs visages aux sourires apaisés.

Yugo restait figé là, ses yeux vermillon ruisseelant de larmes.

"Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Je ne comprends pas... ils allaient très bien, quand je suis parti te rejoindre !"

Charon posa une main sur l'épaule du jeune homme accablé de chagrin.

"Ils ont eu une belle vie, très longue, Yugo. Ils ont été très heureux de t'avoir près d'eux, je te le garantis. Ils ont simplement senti leur heure arriver, en même temps que ton départ. Ils ont tenus bons jusqu'à mon retour, pour toi. Pour ne pas te laisser seul. Pour que tu puisses partir sans regret. Ils sont partis heureux.

- Mais... la ferme... si même eux ne sont plus là, que va devenir la ferme ?

- J'avais prévu qu'un ami à moi vienne s'occuper de l'endroit, un guerrier à la retraite qui connait les bêtes. Nous partirons quand il arrivera.

- Quand ? articula le garçon abasourdi.

- Nous aurons le temps de faire ce qu'il faut avant qu'il n'arrive pour eux. Et pour nous deux."

Yugo enfonça sa tête contre le torse de son père, qui l'enlaça, et se mit à pleurer comme un enfant.

Il ne voulait pas partir. Il était heureux, ici. Il aurait voulu continuer à vivre paisiblement avec ses grand-parents, trouver une fille bien avec qui se marier dans les villages alentours, et vivre sa vie ici.

Le destin n'écoute jamais les voeux pieux, se disait-il.

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Gildéas arriva deux semaines après le décès des Grands-parents de Yugo.

C'était un homme bourru, quadragénaire aux tempes grisonnantes. Il arriva sans armure, un percheron solide portant les lourds sacs contenant les affaires et les vivres de voyage.

Charon l'accueillit chaleureusement, alors que lui et Yugo travaillaient la terre pour les prochaines plantations. Les deux hommes étaient littéralement recouverts de terre, ayant dû réparer la charrue qui les avait éclaboussés en dérapant.

"Mon ami! Même plein de boue au milieu d'une ferme, tu as encore l'air d'un Maître des Lames ! s'exclama Gildéas en le serrant chaleureusement dans ses bras.

- Gildéas, il était temps que tu arrives! C'est toi qui devient fermier, maintenant !

-  Oui, je le sais bien ! Et ce petit, là, c'est le fameux Yugo ?"

En entendant son nom, le jeune homme releva la tête, surpris, et glissa dans la boue, se retrouvant entièrement couvert de boue.
L'ancien guerrier rit à gorge déployé devant la maladresse du garçon, et s'écria à son attention.

" Mon jeune ami, tu devrais lâcher cette pauvre charrue et aller prendre un bain. Avec toute cette boue, tu ressembles à un démon! Enfin...  un Miasque, surtout!"

Lâchant tout, le coeur de Yugo se serra, lui arrachant une grimace de douleur dans sa poitrine que la boue sur son visage dissimula aux deux vétérans.

Mais pas ses yeux flamboyants de rage.

Un Démon.

Il l'avait traité de démon.

Yugo ne se souvenait pas avoir déjà senti autant de haine à l'évocation d'un simple mot. Une taquinerie.

"Je ne suis pas beaucoup plus propre que mon fils ! sourit Charon avec douceur au jeune homme. Mais nous avons bien travaillé pour aujourd'hui. Va te laver en premier, j'arrive une fois que j'aurais installé mon ami.

- Oui, Père."

Dans sa poitrine, l'étincelle de rage se calma, laissant place à un immense chagrin qu'il voulait évacuer, loin de tout regard. Il laissa donc les deux guerriers entre eux, et partit nettoyer son corps et son esprit.

Une fois Yugo parti, Gildéas murmura à son ami.

"Il est instable. Ce n'est pas une bonne idée de partir avec lui.

- Il est prêt. Il est capable. Il est mon fils, Gildéas, dit calmement Charon.

- Tu sais ce qu'il était, Ein ! Partir ? L'entraîner aux armes ? Rejoindre la Cîme ? Ton projet est complètement fou!

-  Je sais exactement ce que je fais. Et, quand bien même tu aurais raison, qui, mieux que moi, pourrait l'arrêter?

- Ce n'est pas réellement ton fils, tu t'en rappelles ?

- Qu'importe le sang. Il est mon enfant."

Charon savait pertimment qu'il n'avait pas d'enfant de sang. Quand Yugo était entré dans sa vie, il avait accepté ce rôle de père comme un serment, et n'avait pas l'intention de faillir.

Le monde allait grandement changer. Quelqu'un comme Yugo ne pourrait qu'aider dans le futur.

Encore faudrait-il qu'on lui donne sa chance.

Le Maître des Lames mit un terme à cette discussion prestement.

"Ne prononce plus le mot "démon" devant lui. Passons ces derniers jours paisiblement, s'il te plait. Mes parents sont morts il y a peu, et sans doute le chagrin doit encore peser sur son coeur."

Gildéas poussa un râle avant de jurer comme un charretier.

" Bien, soupira-t-il une fois calmé, montre-moi où le grand Ein est né et a grandi !

- C'est Charon qui est né ici, corrigea l'intéressé avec fermeté.

- Ein,  ça claque plus, je trouve. Mais Ein ou Charon, je m'occuperai de ce foyer pour toi, mon ami."

DraconistesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant