LETTRE XIX

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HUENING KAI A CHOI SOOBIN, BOÎTE AUX LETTRES BLEUE DE SEOUL



Connaître ton succès auprès des personnes âgées ne me surprend pas. Tu me contes tes interactions avec eux avec une réelle empathie et tu ne les réduis jamais à leur âge. Je ne sais pas comment les séniors sont considérés dans ton monde. Les habitants du monde ont tendance à les oublier dans le mien. Mon grand-père est tombé dans l'oubli le plus total lorsque mon père a repris la tête de l'entreprise. On lui donnait à peine l'occasion de s'exprimer. Je ne m'en suis jamais vraiment plaint. La tête de Maleko est surplombée d'une auréole si on compare ses mots secs à ceux de mon grand-père. J'ai entendu tant d'histoires affreuses à son sujet. Mon père le décrit comme un tyran. Il dirigeait l'entreprise comme un monstre assoiffé de pouvoir. Tout le monde était terrifié par sa présence et personne n'osait contester ses ordres ; même lorsque ceux-ci n'avaient aucun sens. Je n'ai aucun souvenir de lui. Il occupait une partie si éloignée du manoir que je n'aie jamais pu croiser sa route sans que cela ne soit programmé dans nos emplois du temps. Et il est mort avant même que Bahiyyih ne parvienne à marcher. Lea a quelques souvenirs de lui. Elle nous raconte souvent qu'il la terrifiait et que ses regards avaient le pouvoir de glacer le sang.

Plus personne n'écoutait ses mots depuis plusieurs années. Il évoluait dans une bulle de solitude et il n'interagissait avec personne. Lorsqu'il a fini par s'éteindre dans son sommeil, plus aucune âme ne lui adressait la parole. Même mes parents évitaient l'aile de la maison dans laquelle le monstre sénile séjournait. Sa fin de vie a été baignée dans une solitude que je n'ose même pas imaginer. Même si sa présence n'est jamais synonyme de bonheur, Maleko ne me laisse pas mourir dans ma prison dorée seul.

Je suis certain que tu aurais réveillé le meilleur chez mon grand-père. Peut-être se serait-il ouvert à ton contact. Peut-être aurait-il montré sa personnalité sous un jour plus sympathique. Ton effet sur les personnes avec lequel tu discutes est remarquable, Choi Soobin. Tu réveilles le meilleur chez les personnes que tu côtoies. N'en doute jamais. Et je comprends tous ceux qui s'approchent de toi. Tu les attires comme une lueur dans la nuit attire les insectes. Ma comparaison n'est pas très poétique. J'espère que tu la comprendras. Savoir que tu reçois des cadeaux de la part de Madame Kim ne me surprend pas. Elle t'aime beaucoup. Cela se sent à travers tes lettres.

Je ne doute pas une seule seconde que tu recevrais des cadeaux de sa part même si tu ne partageais aucune ressemblance avec son petit fils. Tu lui tiens compagnie lorsqu'elle fait ses courses. Tu écoutes ses tracas. Tu lui adresses des sourires francs dès qu'elle te conte ses histoires. Tu lui partages ton temps. Et tout cela compte tant. Elle se faisait une joie de t'offrir cette boîte de biscuits. Cela ne devrait pas te surprendre. Tu es de ces personnes que l'on ne peut pas détester. Madame Kim rejoint la longue liste des personnes qui t'apprécient. Je ne suis qu'une ligne de cette liste ; une ligne qui t'a brisé le cœur et qui t'a demandé de rester son ami malgré tout. Tu affirmes ne pas m'en vouloir pour t'avoir mis un râteau (si je me souviens bien de l'expression que tu as utilisée).

Comment aurais-je réagi dans ta situation ?

Je ne connais rien des sentiments amoureux et des réactions du corps lorsque l'être aimé nous avoue ces trois mots pour la première fois. Je sais seulement que je n'ai jamais ressenti pour quiconque ce que je ressens pour toi. Je ne me sens pourtant pas capable d'avouer que je suis amoureux de toi. Ça pourrait ne pas être le cas. Et je refuse de te donner de faux espoirs. Je me suis entretenu avec mes sœurs au sujet de ces émotions que je ne comprends pas. Elles n'ont apporté aucune réponse à mes questions.

« On est amoureux lorsque la personne ne quitte jamais notre esprit, lorsque nos joues s'empourprent à la simple idée de son sourire, lorsque notre cœur s'emballe à chacun de ses mots, lorsque notre estomac se serre de ne pas la voir. »

Lea a pris sa voix la plus professorale pour prononcer cette phrase. Assise en tailleur sur un fauteuil, Bahiyyih acquiesçait à chacune de ses paroles. Et je me retrouvais entre les deux ; incapable de comprendre cette explication pourtant simple. Car si son explication est juste. Elle ne doit pas être juste. Si elle est véridique alors, je me retrouverai dans une souffrance affreuse. Et je refuse de souffrir.

Mes sœurs ne savent toujours rien de toi. J'ai réussi à taire leurs interrogations d'un revers de la main et elles se sont rapidement attelées à un autre sujet. Elles avaient envie de tester ma patience et se sont liguées pour me chagriner. Elles font souvent ça. Nous avons fini la soirée dans les rires et sous les plumes des oreillers du lit de Lea. Cela faisait longtemps que je n'avais pas passé un moment aussi agréable en présence de mes sœurs.

Je ne sais pas si ces quelques instants de bonheurs dureront encore longtemps. Maleko se montre de plus en plus suspicieux. Il a remarqué mes excursions nocturnes dans la cour. J'ai croisé son regard froid alors que je franchissais le lourd portail de la maison familiale. Debout sur un balcon, les bras croisés contre son torse, il me toisait de ses yeux calculateurs.

Il sait.

Il sait que je m'évade de ma prison dorée pour glisser du courrier dans la fente d'une boîte aux lettres colorées.

Il sait tout. J'en suis persuadée.

Maleko a commencé à roder aux alentours des limites de la demeure et j'ai surpris plusieurs dois son regard mauvais se poser en direction de notre unique moyen de communication. J'ai aussi remarqué qu'il arpentait ma chambre lorsque je ne m'y trouvais pas. Il rôde près de mon bureau et de mon lit comme s'il cherchait un signe de ma rébellion. J'ignore combien de temps nous pourrons encore échanger des lettres. Je serre ta photo dans ma poche comme un talisman. Elle ne ressemble plus à grand-chose. Le papier s'est froissé sous la pression de mes doigts et ton visage se retrouve déformé par les plis.

Que se passera-t-il si Maleko se rend compte que j'entretiens des liens avec une personne en dehors de cette maison ? Que se passera-t-il s'il décide de m'enlever ma seule source de liberté ? Que se passera-t-il s'il fait éclater la bulle derrière laquelle je me protège ? Que se passera-t-il si tu disparais de ma vie ?

Je refuse de le découvrir.

J'ai peur de le découvrir.



Boîte aux lettres bleue d'Astéria

13 juillet


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on approche de la fin de letterbox romance. il ne reste que cinq chapitres avant de clôturer cette histoire. j'espère que vous avez apprécié votre lecture.

on se retrouve dans deux semaines pour la suite !

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