LETTRE IV

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CHOI SOOBIN A HUENING KAI, BOÎTE AUX LETTRES BLEUE D'ASTERIA


Est-ce normal de trouver une tristesse immense dans ta réponse ? Un monde où la fiction existe à peine m'apparaît comme terriblement morose. Ça revient à imaginer à un monde où il est impossible de s'évader après une journée compliquée. Que deviendrais-je sans une série doudou pour oublier de mauvais instants ? Je n'arrive même pas à me l'imaginer. Je ressens toujours ce besoin de me perdre dans des images et des paroles de personnages pour oublier que tout n'est pas toujours rose. Ces œuvres me font relativiser. Les personnages vivent toujours des situations plus complexes que moi. La vie d'un étudiant qui arrondit ses fins de mois dans une supérette de quartier n'est pas terrible en comparaison des péripéties de leur vie. Je suis chanceux.

Les heures de tes journées ont l'air de ressembler à celles de ces personnages sur lesquels je pose souvent mes yeux fatigués. Elles sont le reflet de cette vie compliquée que je fuis. Imaginer une vie chronométrée me donne des frissons de terreur bien que la mienne se résume souvent aux mêmes activités. Je m'imagine l'aliénation et la lassitude que tu dois ressentir. N'est-ce pas complexe de trouver un peu de temps pour respirer et être toi-même ? Parviens-tu à trouver quelques minutes pour ne pas être l'héritier de ta famille ? Je l'espère. Et j'espère que tes journées connaissent cette impulsion du hasard qui rend les heures parfois si divertissantes. La vie vaut vraiment la peine d'être vécue ; même si c'est pour se perdre dans une histoire réconfortante que l'on connaît par cœur après un examen compliqué.

Ta description de Maleko me renvoie cette image du méchant caricatural des films pour enfant. Il me fait penser à ces forces maléfiques qui me terrifiaient et me rendaient fou de rage quand j'étais encore petit. Un peu comme la Duchesse Rowena. Tu comprendrais certainement avec plus de facilité une autre langue que mes réflexions sur la ressemblance entre Maleko et une méchante d'un film pour enfant dont tu ne connais rien. Tu peux t'imaginer une tutrice maléfique qui empêche douze sœurs d'exercer leur passion tout en remplaçant le père de la famille à la tête du pouvoir. Le but de Maleko n'est peut-être pas de prendre la place de tes parents, mais il me rappelle cette force maléfique qui t'empêche de vivre librement. Je ne sais pas si je pars trop loin dans mes comparaisons ou si je suis pertinent. Je ne réfléchis pas réellement aux mots que j'écris en ce moment. Je me contente de divaguer.

Je reste persuadé que les imprévus et le hasard rythment la vie humaine. C'est sûrement une bonne idée de risquer ta vie pour me parler. J'avoue préférer ne causer la mort de personne. Ça arrangerait beaucoup ma conscience, mais je me pose toutes ces questions sur le prix de la liberté. J'ai bien peur de n'avoir aucune réponse à apporter à ces interrogations qui me donnent mal à la tête. Je deviendrais certainement fou si je me retrouvais à ta place et je t'imagine tourner dans ta chambre comme un lion en cage. Tu as le courage de supporter tout ça et tu as les épaules pour supporter tout ça.

L'existence de tes sœurs me rassure. Te ressemblent-elles ? Ont-elles ce pouvoir merveilleux de dessiner un sourire sur ton visage ? Mes questions me font sûrement ressembler à un des psychopathes que je t'accusais d'être. Mais leur existence me surprend même si nous n'avons échangé que trois lettres. J'ai un peu l'impression de te connaître et je suis incapable de comprendre pourquoi cette impression ne me quitte pas. Je me demande même pourquoi je ressentais cette impatience enfantine lorsqu'une nouvelle lettre m'est parvenue. C'est étrange. Mais ce n'est pas le sujet.

Nous parlions de tes sœurs !

Je veux en apprendre plus. Êtes-vous proches ? La plupart de mes amis sont proches de leurs frères et sœurs. Ce n'est pas mon cas. Je ne vois mon grand frère que lors des réunions de famille et nous n'avons rien en commun. L'écart générationnel qui nous sépare joue beaucoup dans nos relations. Vingt-cinq ans creusent un gouffre entre nous et construire un pont demande d'énorme effort. Alors nous nous contentons de nous donner des nouvelles lors des quelques réunions de famille et ça s'arrête là. Je m'interroge beaucoup sur les relations que mes proches ont avec leur fratrie et j'aimerais beaucoup en apprendre plus sur la tienne. Cela ne veut pas dire que nous sommes proches pour autant ! J'essaie de te couper l'herbe sur le pied, mais je ne te connais pas assez pour deviner tes réactions.

Reprenons.

Comment sont tes sœurs ? Partagez-vous des passions en dehors des heures que tu passes en compagnie de ton tuteur ? Ces questions te semblent peut-être anodines et sans intérêt, mais leur réponse m'intéresse réellement. Un peu comme ces douze sœurs qui partagent une passion réprimée par leur tutrice. Elles sont séparées par tant d'années, mais elles partagent toutes cette envie de danser ensemble. Est-ce ton cas ? Votre passion commune n'est certainement pas la danse, mais je me demande si elle existe ; cette passion commune.

J'ai un peu l'impression de tourner en rond et que mes phrases me ramènent toujours à ce même point. C'est un peu bête. Je ne maîtrise pas aussi bien les mots que toi. Tu t'exprimes avec de belles tournures de phrases et je t'envie un peu. Je ne suis pas capable d'arriver un jour à ton style d'écriture. Il m'arrive de me sentir fier de construire des phrases compliquées.

Serait-il étrange d'avouer avoir voulu utiliser une intelligence artificielle pour aider à formuler mes idées pour te répondre ? Je ne sais pas vraiment comment ces choses-là fonctionnent. Je sais simplement qu'elles vont analyser des centaines de sources pour en créer une nouvelle ; moins humaine. Ses réponses ne montraient pas ma personnalité même si elles étaient rédigées avec de beaux mots. Mais ça ne me ressemblait pas. Alors j'ai préféré les exemplaires raturés que tu ne connaîtras jamais.

Tu peux entrevoir une version plus brute de ma personnalité même si j'imagine que mes tics de langage se montrent un peu moins sur papier. Tu n'as pas les « euh » et « du coup » qui ponctuent mes phrases. C'est sûrement plus digeste que la plupart de mes entretiens oraux. Tu as le droit à une version magnifiée de ma personnalité ; une version où les défauts sont chassés par chaque réflexion que je mets en posant mon stylo sur le papier.

Je ne suis pas particulièrement intéressant, mais j'aime bien l'idée que mes manies transparaissent à travers mes mots. Une intelligence artificielle ne ferait certainement pas de référence à toutes ces œuvres que j'ai regardées dans mon enfance et qui ont forgé la personne que je suis devenu. Je commence à parler de concept trop philosophique et technique pour l'heure tardive. Mon cerveau surchauffe et je risque de t'endormir avec mes mots.

On ne se rencontrera jamais, Huening Kai. C'est un peu triste de penser une chose pareille, mais c'est la stricte vérité. J'ai pourtant envie d'essayer ce que tu me proposes.

Soyons amis !

Boîte aux lettres bleue de Séoul

27 février


PS — Je garde la possibilité que tu sois un tueur en série dans un coin de ma tête parce que tout ça reste vraiment très étrange.


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j'aime beaucoup écrire les lettres de soobin même si ce n'est de la grande littérature. ça m'amuse beaucoup de faire des références à des oeuvres que j'ai pu voir. donc j'espère que vous aurez quelques références. elle est pas du tout subtile ici.

j'espère que vous avez apprécié votre lecture. on se retrouve dans deux semaines.

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