Chapitre XXXIV : Le temps

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Le studio dans lequel habite Yvette est, un peu à son image, semblable à une maison de poupée. J'observe les murs pastels, les figurines en forme de brebis qui trônent sur sa commode, la petite table ronde à la nappe fleurie toujours joliment dressée en l'honneur de nos déjeuners dominicaux.

Comme d'habitude, je m'élance vers la cuisine pour lui proposer de l'aider, celle-ci refuse et m'enjoint d'aller m'asseoir. Nous rejouons cette même danse chaque dimanche. Je fixe les bulles de champagne que nous sert ma grande-tante pétiller dans les flutes. C'est notre petit rituel. Yvette revient dans le séjour, tenant dans ses bras fragiles un plateau de petits-four menaçant de tomber à tout moment.

- C'est quand déjà, ton anniversaire ? Il faut que je le note, j'ai toujours peur de l'oublier.

- Le 16 janvier, Vyvy,
Dis-je en prenant le plateau des bras de ma grande-tante et en le posant sur la table.

Elle étouffe un petit rire lorsqu'elle entend le surnom que je lui ai récemment attribué.

- Ah. Tu es capricorne, comme l'était mon mari. Ex-mari, je veux dire.

- Je ne savais pas que tu croyais en l'astrologie !

- Ce n'est pas tant que j'y crois mais... ça peut m'intéresser.

Je me sent soudainement un peu bête. Cela fait maintenant des années, depuis que j'habite à Paris, qu'Yvette et moi avons pris l'habitude de ces déjeuners hebdomadaires, et je viens juste de m'apercevoir à quel point je la connaissais peu. Je ne sais que peu de choses de son ancienne vie. C'est pourtant si précieux de connaître un peu de l'expérience des femmes plus âgées que soi, lorsque l'on a la chance d'en compter encore parmi ses proches. Cet instant vient de me faire réaliser que j'aurais pu davantage m'intéresser à son passé.

Avant que je ne m'apprête à poser ma question, Yvette me devance.

- Nous avons fait un bon mariage. J'aime bien les capricornes.

- Mais je pensais que vous aviez divorcé, Vyvy ?

- Oui. Mais quand même.

- Et toi, tu es de quel signe ?

- Bélier.

Un couple Bélier-Capricorne, comme Ageng et moi, en inversé. Je me demande quelle jeune femme était Yvette, à mon âge. J'ai toujours senti une proximité assez inexplicable entre Yvette et moi. Nous ne sommes pas nées à la même époque, notre vécu et nos centres d'intérêts diffèrent. Pourtant, j'ai toujours perçu une ressemblante frappante dans nos traits aussi bien de caractère que physiques. Sa crainte constante d'être une charge pour les autres, sa manière de presque s'excuser d'exister, toujours présente dans un moment de sa vie où son seul âge devrait lui conférer une certaine autorité sur les autres. La finesse de son ossature , de ses mains et des traits de son visage.

- Il paraît que les Béliers sont dynamiques et très volontaires.

Je prêche le faux pour savoir le vrai.

- Ça ! C'est bien vrai. Maintenant, avec la vieillesse, j'ai un peu perdu ça. Mais à l'époque, quand je voulais obtenir quelque chose, je ne lâchais rien.

Je ris.

- Ça vaut aussi pour les capricorne, paraît-il.

Je repense au manuscrit dont m'avait parlé Aylin, qui retraçait les traits de personnalités liés aux signes astrologiques et les compatibilités entre chaque signes.

- Vyvy, c'est indiscret si je te demande ce qui n'a pas marché ?

Les yeux clairs de mon aïeule se perdent dans le vague.   Ma grande-tante hausse les épaules.

- Tu sais parfois, on s'aime mais ça ne suffit pas.
Me répond-elle avec la simplicité qui la distingue.

Cela fait une semaine que je n'ai pas de nouvelles de Ageng. Face à l'insistance de mes appels, il a brisé le silence seulement une fois avec ce message :

" Laisse moi du temps. "

- Et comment va ton amie Marie ? change de sujet Yvette.
- Elle est si gentille.

Marie et Yvette ont eues l'occasion de se rencontrer lorsque mon amie m'avait soutenue et accompagnée à l'enterrement de Papi Jean, le cousin d'Yvette et mon grand-père bien-aimé.

Je saisi un petit four au fromage encore chaud qui trône sur une assiette fleurie.

- Marie va bien, mis à part qu'elle a du mal à partir d'une relation qui ne lui convient plus, justement.

- Qu'est-ce-qui ne va pas entre eux ?

- Elle en est très amoureuse de ce garçon. Mais il a des accès de colère, lui parle mal fréquemment sans raison légitime.

- Oh ! Mais il faut pas qu'elle ne perde son temps plus longtemps, ça ne va pas du tout.

- C'est ce que je lui dis. Il ne lui correspond pas. Je la vois tout à l'heure, après notre déjeuner. Je lui dirais ce que tu en penses.

- Oh oui, tu fais bien. Je n'aime pas la savoir coincée dans une relation comme celle-ci. Des célibataires, il y en a plein d'autres à Paris.  Qu'est-ce-que vous allez faire  cet après-midi ?

- Nous allons à la Bibliothèque nationale de France.

- C'est une bonne idée.

Quelques heures plus tard, j'attends Marie devant la BNF. Qu'est-ce-que j'aime cet endroit. Ces quatre tours en forme de livres, les nuages qui se reflètent sur ces bâtiments irisés... 

C'est l'une des première fois de ma vie que c'est moi qui attend mon amie, dont la ponctualité n'est jamais démentie. Je trouve ça étrange. Après quelques minutes, la silhouette svelte et sculptée par le sport de mon amie apparaît dans mon champs de vision.

- Ah ! Je commençais à m'inquiéter.

- Je viens de m'engueuler une énième fois avec Pavel. Ça a été la croix et la bannière pour que l'on se quitte réconciliés et pas quitter son appartement en claquant la porte.

- Merde. Quelle a été la raison de son pétage de câble, cette fois-ci ?

Nous cessons de parler le temps de passer le portique de la bibliothèque et le contrôle des détecteurs de métaux, avant de reprendre notre conversation.

- Je lui ai répondu avec empressement, m'explique Marie
- Il a cru que j'étais agacée et s'est énervé d'un coup.

- Bientôt, il va te reprocher de respirer, non ?

- J'en peux plus je suis épuisée émotionnellement. Il faudrait que je trouve le courage de quitter cette relation. Et toi, avec le turc ?

- Plus de ses nouvelles depuis une semaine.

- Sérieux ??

- Oui.

- Tu peux pas rester dans une situation comme celle là.

- Je suis sereine. Je suis absolument convaincue que l'on s'aime, il doit être en train de paniquer, c'est un classique. Il me l'a dit qu'il avait peur de l'amour au début de notre relation. Il faut juste que je lui laisse le temps nécessaire, comme il me l'a demandé.

- Je l'espère... je l'espère pour toi car sinon, telle que je te connais, tu vas avoir le cœur brisé.

- T'inquiète pas. Merci de m'avoir accompagnée aujourd'hui.

- Avec grand plaisir, j'adore nos escapades dans Paris après le boulot. Je vais nous trouver un coin pour bosser mes cours de chinois.Tu cherchais quoi, toidéjà ?

- Un manuscrit ancien. Je vais justement demander un renseignement à une personne de l'accueil.

Les flammes pluriellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant