Chapitre VI : Kadikoï

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Je fixe des yeux mon reflet dans le miroir aux bordures dorées qui orne le plafond. J'ai une flemme monstre d'aller boire des verres avec ce type charismatique mais qui reste un illustre et sombre inconnu, et qui entend obtenir je ne sais quoi de moi pendant que j'essaie d'oublier mon ancien plan cul.

J'ai une idée. Je vais m'enlaidir volontairement pour ce rencard, afin qu'il soit bien clair que ce n'en est pas un. A la va vite, j'enfile un jogging noir informe , un gilet court rose élimé. Je ne vois à l'évidence aucune utilité à me remaquiller. Afin de respecter les règles minimales de décence et d'hygiène, je pousse l'effort jusqu'à vaporiser un spray de shampoing sec sur mes racines qui commencent à graisser. Il est hors de question que mon être envoie le moindre signal de séduction.

Ageng m'a demandé de venir le rejoindre à la réception pour notre fameux « rendez-vous ».

Rose est toute exaltée, comme si ce date était le sien. Elle apprécie Ageng et son regard sur moi, et je crois qu'elle est elle-même galvanisée par sa propre aventure avec le type du restaurant indien du premier soir. J'ai insufflée inintentionnellement mais envie de badinage à mon amie, et maintenant qu'elle a son rencard je réalise que j'aurais préféré sa présence ce soir et pas celle de Ageng. Bon, tant qu'elle s'amuse, c'est le principal, c'est ce que je voulais.

- Il va t'emmener sur la rive asiatique, dans le quartier où il y a apparemment une vie nocturne assez animée, plein de bars. Ça peut être cool non ?

- Ouais mais...

Bon. Bah alors ?

- J'ai la flemme...
Je rétorque.
- Et puis tu as vu mon niveau d'anglais ? Je peine à faire une phrase alors une conversation j'imagine pas...

-Tu sais, je suis même pas sûre qu'il ait tant envie de converser avec toi que cela. A mon avis il veut surtout boire quelques verres, et plus si affinités...

- C'est pire !
Je m'exclame.
- Je suis pas venue ici pour choper. J'ai pas la tête à ça... Quel intérêt ? Ça ne se transformera pas en histoire d'amour, on habite même pas dans le même pays.

-  Bordel Lucie... On te demande pas d'épouser ce mec ni même de te laisser embrassée. Mais de te rendre à un date, pour le fun ! Il est sympa, rigolo, il nous a organisé tout une excursion qui va être géniale en Cappadoce, tu peux accepter un petit verre je pense !

Je bats en retraite. Rose a raison. Ça ne va pas me tuer. Et puis ce n'est pas comme si Ageng me dégoûtait, au contraire. Je le trouve spécial, mais il a du chien, il respire l'intelligence... Si nous arrivons à communiquer, je vais probablement passer un bon moment.

Arrivée à la réception, Ageng m'attend avec des étoiles dans les yeux. Mais enfin, Rose a raison, qu'est ce qui a vrillé dans le cerveau de ce mec ? Les premiers jours à l'hôtel, il ne me regardait même pas, il parlait uniquement d'organisation à Roseline. C'est comme s' il avait pris d'un seul coup conscience de mon charme, sans que j'ai fait quoi que ce soit en ce sens. Nous sommes dans la même tranche d'âge et je me suis toujours montrée polie et souriante envers lui, mais ça me paraît somme toutes assez basique.

Nous montons dans un taxi. Lorsque nous descendons, le chauffeur marche à toute vitesse tandis qu'Ageng suit la même cadence. Il ne me dit pas grand-chose sur ce qui nous attend, et je comprends que le chauffeur nous emmène vers le port des ferrys, ces bateaux-bus qui nous emmènent de l'autre côté de la rive asiatique.

Le Ferry nous offre une vue époustouflante de la nuit à Istanbul. Les lumières éclairent la ville de manière spectaculaire. J'en profite pour prendre quelques photos et vidéos. Ageng me regarde en souriant toujours, et rit sans que je n'en connaisse la raison. Comment ce mec a-t-il pu passer, en si peu de temps, d'un état ostensiblement blasé à complètement joyeux ?

Nous arrivons dans le quartier de Kadiköy. Dans la rue, un chat et une mouette se disputent un morceau de viande échoué sur le sol. La scène me paraît lunaire mais cela doit juste être moi, car personne ne semble prêter plus d'attention que cela à la lutte des deux créatures. Nous marchons sans cesse pendant une demi-heure. A la nuit tombée, il fait toujours bon et je n'ai rien contre le fait de marcher, mais je ne sais pas ce qu'il attend pour que l'on se pose. Qu'est-ce-qu'il cherche ? Il a toujours un pas aussi rapide et je me demande dans quel endroit il va nous emmener. Au bout d'un quart d'heure, je commence à manifester des signes d'agacement. Taquin, Ageng m'imite souffler.

- Un peu de patience ! Tu es si charmante quand tu es de bonne humeur, il faut continuer.

Sa drague est un peu datée mais pourquoi pas, je prend le compliment. Il finit enfin par choisir un bar quelconque. Enfin ! J'avais l'impression que l'on marchait sans but. En revanche, je ne comprends pas pourquoi il a fallu marcher si longtemps pour ce bar en particulier, nous sommes passés devant beaucoup d'autres lieux où certaines places à l'extérieur étaient libres.

Je m'adosse nonchalamment sur ma chaise.

Ageng m'observe toujours avec cet air empli d'un mélange d'amusement et d'intérêt. C'est étrange, mais je crois que rares ont été les garçons, ou les hommes que j'ai pu croiser dans ma vie et qui m'ont regardé avec cette expression-là. Je regarde beaucoup les yeux de manière générale. Dans ceux de mes anciens amants, j'ai pu voir du désir, de la convoitise, parfois de la tendresse, mais jamais cette petite flamme qui révèle une curiosité sincère.

Je ne le connais ni d'Adam ni d'Eve, pourtant cette sensation de familiarité que j'ai avec ce mec ne me quitte jamais vraiment. Je me demande ce que ce feeling signifie.

- Bon. Lucie,
se lance-t-il.
Maintenant que nous sommes tous les deux, dis m'en plus sur toi. Et je veux tout savoir.

Les flammes pluriellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant