Chapitre XXII : Retour au réel

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Exténuées, Rose et moi sommes tiraillées entre le rire et les larmes à mesure que nous nous remémorons les souvenirs de ce voyage. Les adieux avec Mehmet sont encore frais et Rose commence à ressentir une légère mélancolie propre à ces parenthèses de joie éphémères qui, inévitablement, s'achèvent. Je suis moi-même en proie à des émotions diverses, entre la mauvaise rencontre de la nuit dernière et, surtout, cette rencontre avec Ageng brève et... manquée. Qui a dit, déjà, que l'on trouvait souvent ce que l'on ne cherchait pas ? J'étais partie pour me retrouver, trop souvent éloignée de moi-même à cause de mes amours contrariées qui m'absorbaient, et me voilà encore à l'aube d'un sentiment romantique pour un homme avec lequel l'avenir est inenvisageable. Mes seules aspirations étaient de découvrir un pays, une autre culture, passer de simples moments avec mon amie. Pour une fois dans ma vie, j'avais laissé un peu de côté les mecs. J'ai l'impression d'avoir ressenti une palette de sensations très différentes en l'espace de quelques jours. Comme si tout était toujours mouvant.

Rose et moi nous séparons à l'aéroport. Je décide de prendre un taxi et j'éprouve immédiatement de la sympathie pour le chauffeur, le simple fait qu'il parle ma langue et soit aimable me met en confiance. C'est curieux, j'ai eu beau adorer ce que j'ai découvert en Turquie, Istanbul, les paysages spectaculaires de Cappadoce, m'être baignée dans le même bain que Cléopatre, le sentiment de familiarité que je retrouve à Paris m'avait manqué, même les parisiens me paraissent moins désagréables que lorsque je suis partie. J'arrive dans mon minuscule studio situé à côté de la place de Stalingrad. Même auprès des crackheads qui font leur préparation à côté de chez moi, j'éprouve quelque chose de proche du sentiment de sécurité : ce doit être ça, l'effet du retour chez soi.

Je sonne chez mon voisin pour qu'il ouvre la porte de mon immeuble, j'ai laissé le badge à Diane, une de mes meilleures amies, pour qu'elle s'occupe d'Owen en mon absence. A peine introduis-je la clé dans ma serrure, que ce dernier m'accueille sous une salve de miaulements dont la tonalité est teintée de plainte et de reproches. Après avoir vérifié sa dose de croquettes, je le prends dans les bras et le couvre de baisers pour me faire pardonner de ma longue absence. A force d'avoir fait de mon lit son quartier prioritaire, son pelage a pris l'odeur de l'adoucissant : c'est la madeleine de Proust qui me manquait. C'est égoïste, j'ai l'impression de le cajoler égoïstement, plus pour moi que pour lui, je pourrais me shooter à son odeur de chat et de soupline, comme ces parents qui s'imaginent que leur bébé a l'odeur du pain d'épice. Heureusement que Diane est passée s'occuper de lui durant mon voyage. A peine ai-je eu le temps de poser mes valises que je repars dans mon quartier pour aller la rejoindre près du Canal Saint-Martin. Je l'invite à dîner pour la remercier et récupérer le trousseau de clés que je lui avais laissées, puisque je n'ai que la clé de ma porte d'entrée.

Je suis amie avec Diane depuis le lycée. Elle est drôle, saine et terre à terre. Par sa vision du monde, son pragmatisme à toute épreuve, elle m'apporte l'équilibre qui me manque cruellement lorsque l'on aborde des sujets profonds, sur nos vies, sur nous-même. Lorsque j'arrive, elle m'attend déjà à notre table, vêtue d'un élégant manteau recouvrant sa robe de velours foncé. Ses longs cheveux bruns encadrant son beau visage pâle de lune, elle esquisse un sourire lorsqu'elle m'aperçoit. Je pose mon sac sur la chaise libre à côté de la mienne et m'installe.

- Didi ! Ça fait longtemps que tu m'attends ?

Mon amie tire une bouffée sur sa cigarette. Son expression faciale, d'une éternelle impassibilité, n'accuse aucun stress, c'est pourquoi je suis légèrement surprise lorsque je l'entend me répondre.

- Non, pour une fois j'ai réussi à partir tôt. Je te raconterais le contexte, là je suis à bout. C'est pas possible qu'on me colle toutes ces responsabilités sur un poste junior et à 25 ans.

Diane est toujours d'un calme olympien, mais je ressens à son discours que son travail lui pèse, et qu'elle croule sous les exigences et défis qu'elle relève. A la fac, sa force de travail et son intelligence en faisaient l'une des plus brillantes élèves. Elle a pu être embauchée dans un grand groupe grâce à son parcours, mais le revers de la médaille est que les mots " autonomie ", " défis et challenge " de sa fiche de poste, masquaient en réalité qu'elle allait se farçir le travail d'une équipe entière à elle-seule du haut de ses 25 ans. Ce n'est pourtant pas la pugnacité qui lui manque, mais elle occupe, de fait, un poste nouvellement créé pour elle parce-que inédit, celui du contrôle du respect des normes environnementales en vigueur. Constatant sa lassitude, j'essaie de me mettre à sa place pour lui tenir un discours à la fois rassurant et sincère.

- Écoute, je ne devrais pas te dire que je ne me fais pas de soucis pour toi, il faut toujours se faire un minimum de soucis pour nos proches. Mais franchement Didi, je crois sincèrement que tu n'as pas à t'inquiéter. Tu as brillé dans chacun de tes stages et boulots, tu n'as quasiment jamais échoué dans quoi que ce soit. Je suis sûre que tu fais bien le taff et que ta hiérarchie a peu de choses à te reprocher.

- Ouais mais... Le problème c'est qu'il y a une charge de travail énorme, des tas de dossiers à débroussailler et une certaine obligation de résultat... Ce que je pense faire bien aujourd'hui, peut se révéler être merdique demain. Les conséquences du traitement de mes dossiers peuvent se voir bien plus tard. Mais bref, je te raconterai après. Raconte moi ton voyage en Turquie, Rose m'a dit qu'un mec avait flashé sur toi là-bas ?

Je rougis et souris en même temps.

- C'est un bien grand mot, mais oui, il y a eu un petit truc. En fait c'est le gars qui bossait dans l'hôtel à Istanbul où on logeait. Forcément, je ne peux pas faire de plan sur la comète mais... c'était une chouette rencontre. Très saine, un genre de connexion mentale ou spirituelle, je ne saurais pas comment l'expliquer. Ça m'a fait un bien phénoménal de me souvenir qu'un mec pouvait avoir un coup de cœur pour moi, sans directement chercher à basculer sur le terrain du sexe.

- Oui, pas comme ce connard d'Hugo...

Diane déteste Hugo quasiment depuis le moment où j'ai commencé à lui en parler, il y a déjà 2 ans. Elle ne s'est jamais remise de son manque d'égard envers moi, de sa nonchalance, et de la mentalité que je lui ai décrite lorsque je lui racontais les bribes de moments que nous avons passés ensemble lui et moi.

- Oui... Sinon, j'ai tiré les cartes avec des gens géniaux que j'ai rencontrés là-bas.

- Cool. Et le mec de l'hôtel ? reprend Diane, Parles-moi en du coup, puisqu'il paraît qu'il est intéressant.

Les flammes pluriellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant