Chapitre XIX : Nuit noire

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Lorsque nous arrivons à l'hôtel, Ageng me conduit jusqu'à la chambre située juste derrière la réception. Comme promis, il a réservé une chambre pour chacune d'entre nous afin que nous n'ayons pas à prendre un autre hôtel en retournant à Istanbul. Cette fois-ci, pour des détails logistiques tenant à notre réservation tardive, Rose et moi ne pouvons pas partager la même. Ce n'est pas pour déplaire à mon amie, qui comptait dans tous les cas passer sa dernière nuit avec Mehmet.

- C'est ma chambre favorite de l'Hôtel, la plus claire et spacieuse. J'espère que tu y passeras une bonne nuit.

Avec une infinie délicatesse, il sort immédiatement de la pièce à peine après s'y être introduit. Comme si, par égard pour moi, il voulait éviter la gêne de l'ambiguïté créée par nos deux présences dans cette pièce vide. Seule, je ressens un certain apaisement dans le calme de cette chambre, et l'éclipse pudique d'Ageng laisse comme une empreinte secrète de son passage.

Notre voyage touche à sa fin, déjà. C'est la dernière nuit que nous pourrons profiter des beautés d'Istanbul. Nous sommes attendues par Mehmet/Cengo et Otman dans le quartier, près du Bosphore. Cette soirée ne m'enchante guère, mais elle peut être agréable. Nous sommes jeunes et en vacances, quoi de plus naturel que de se faire un peu draguer, rire et profiter de notre dernier soir.

Je lève la tête vers Rose descend les escaliers avec grâce, vêtue d'un haut court blanc et d'un pantalon palazzo, dans un mélange de classe et de décontracté qui fait la signature de son style. Ageng est, comme à l'accoutumé, tout sourire et installé sur son fauteuil derrière la réception. Nous lui remettons un cadeau de départ, un agenda et un stylo rapportés d'Ephesus, une ville chargée d'histoire, que je sais qu'il affectionne particulièrement pour cette raison. Lorsque nous lui tendons le présent, il nous remercie brièvement et s'en empare précipitamment, presque sans y faire attention. Cet homme est définitivement insondable, je me demande ce qui l'ébranle réellement, à quel endroit se loge sa sensibilité. Il semble touché par des choses abstraites, mais n'a pas de réaction particulière face à de vraies marques de sympathie. Ce n'est pas un reproche ou un trait de personnalité qui me heurte, il m'intrigue seulement.

- Vous ne voulez pas que l'on passe votre dernière soirée ensemble ? Nous pourrons discuter de votre séjour, boire quelques verres et refaire le monde...

- Oh, désolée Ageng, ça aurait été avec plaisir mais on a déjà quelque chose de prévu ce soir,

Rose lui répond avec un sourire légèrement crispé, elle doit avoir peur qu'il insiste. Effectivement, si nous proposons à Ageng de nous rejoindre, cela casse la dynamique que Mehmet et Otman souhaitent installer. L'ambiance est propice à une sorte de date à 4, et Ageng, qui a témoigné à plusieurs reprises un faible pour moi, ne s'y sentirait pas forcément confortable.

- Oh, vous êtes sûres ? J'aurais vraiment aimé...

- Désolée, on s'est déjà engagés sur quelque chose...

- Bon, profitez bien alors.

Nous repartons chacune dans nos chambres respectives pour nous préparer. Sous la douche, je cogite. J'ai un pincement au cœur qui ne me lâche pas : Ageng a conservé son sourire tout au long de notre bref échange, donnant le change, et n'a pas arboré sur son visage une expression trahissant le moindre malaise. Pourtant, j'ai cru sentir qu'il se rapetissait sur son fauteuil à l'annonce de notre refus de passer la soirée avec lui. Nous avons créé un certain lien tous les trois, - en particulier lui et moi - il nous a aidé dans l'organisation de notre trip, pourtant nous ne lui consacrons pas notre dernier soir. Il a pu interpréter cela comme une forme de rejet envers lui, d'indifférence, alors qu'il n'en est rien. Je n'ose juste pas changer l'ordre des choses, Ageng ne connaît pas ces deux types que nous rejoignons, qui eux sont meilleurs amis, l'inviter à cette soirée n'est pas approprié, et Rose la senti aussi. A en juger de la teneur de ses messages, Otman risque de flirter avec moi, créant possiblement un malaise si c'est sous les yeux de Ageng.

Et, à la fois, pourquoi ne pas passer ce dernier moment avec lui ? Il s'est finalement montré si accueillant à notre égard, et puis j'ai ressenti quelque chose pour lui de... différent. Peu importe. A l'origine ce sont des vacances entre amies, longuement attendues, il est naturel que je passe la soirée avec Rose et que je la suive dans ses projets. Nous nous créerons de nouveaux souvenirs et c'est tout ce qui compte. Et puis, quel sens cela aurait-il eu de prolonger le temps passé avec Ageng ? Il est indéniable que je ressens pour cet homme une émotion nouvelle, quelque chose qui vient du fond de moi et que je pensais avoir oublié. Mais nous vivons à plus de 2000 kilomètres l'un de l'autre. Il y a les histoires inachevées, et celles qu'il n'est pas souhaitable de commencer. Il est préférable que nous restions éternellement une brève et belle rencontre l'un pour l'autre.

Je n'ai pas non plus eu le temps de revoir Aydan ni Emine. C'est une autre dimension de la fin de ce voyage qui ne me réjouit pas. Peut-être arriverais-je à croiser Emine demain matin... Quant à Aydan, j'aurais peut-être le temps de repasser par le Grand Bazar, ou bien je reviendrais peut-être à Istanbul dans un futur pas si éloigné... C'est comme si la nostalgie me tiraillait avant l'heure, mais c'est surtout le signe que j'ai fait de belles rencontres..

Je sors de la salle de bain, mes vêtements, préparés en avance, reposent empilés sur le fauteuil oriental. J'ai enfilé une robe rose et des boucles d'oreilles or. Je passe devant la réception pour rejoindre Roseline. Ageng n'est plus là..

- Qu'est-ce-que l'on fait en attendant de les rejoindre ?
Me demande mon amie.

- On peut s'installer en terrasse et leur proposer de nous rejoindre directement.

Roseline acquiesce à ma proposition. Quelques minutes plus tard, je reconnais Mehmet flanqué de Otman, que je reconnais instantanément. Il est fidèle à ses photos, c'est-à-dire, assez mignon. Sa démarche est nonchalante et contraste avec celle de Mehmet, plus tendu, bien que calme.

- Je rêve ou ce mec est complètement ton style ?
M'interpelle Rose avec un léger coup de coude.

Je reste silencieuse alors que les deux garçons avancent droit vers nous. Nos acolytes du soir s'installent. Comme à son habitude, Mehmet nous salue courtoisement. Otman dégage beaucoup d'assurance, je ne saurais dire si elle est réelle ou feinte. Aussitôt après de brèves présentations, il nous pose des questions très directes, voire gênantes.

- Combien vous gagnez par mois ?

La situation économique en France n'est pas la même qu'en Turquie, le malaise autour de l'argent est parfois purement inévitable. Mais poser cette question de manière aussi directe et rapide trahit un malaise latent. Ce garçon a quelque chose de vulgaire. Sur le plan physique, il me plaît, il dégage un charisme mais... quelque chose me gêne. Soudain, il se tourne vers moi et me pose une question en anglais, dans un débit de parole si soutenu que je ne comprends rien à ce qu'il me dit.

- Désolée, mon anglais est pitoyable,
Je lui indique.

Toujours mon plus fidèle public, Rose éclate de rire. Elle est la première à acclamer mon sens de l'autodérision. Otman ne prend pas la peine de reformuler sa phrase et, en guise de réponse, pique un baiser non-sollicité sur ma joue.

- Ça vous dit qu'on aille se poser vers le Bosphore ?
Propose Mehmet.

- Maintenant ?
Je m'entends répondre,
- Mais on vient de se poser, on est bien là non ? On peut discuter.

Oui, ça peut être sympa d'aller traîner le soir devant le Bosphore. Mais quel est le projet ? Pourquoi ne pas discuter encore un peu au bar ? Après quelques suggestions qui prennent la tournure de négociations, nous acceptons finalement de nous rendre avec eux sur le bord du fleuve. Ils ont pris le soin d'acheter une bouteille de vin que Othman me tend régulièrement, et il faut dire que je ne me fais pas prier.


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