Chapitre XXVIII : La liberté

21 4 10
                                    

Une douce soirée d'hiver en face de la Tour Eiffel, un moment entre amies, et la perspective d'aller rejoindre Ageng dans quelques semaines, me suffisent à toucher de près mon éden. Comme Rose et Diane, Nawel et Marie sont mes amies de lycée. Nous sommes proches depuis des années, avons vécu beaucoup de choses ensemble, et connaissons mutuellement nos forces comme nos failles. A la tombée de la nuit, nous nous retrouvons autour d'un « apéro-dînatoire » chez Marie. Elle a toujours su recevoir. La bouteille de prosecco rosé trône sur la table en verre et n'attend que d'être débouchée, aux côtés des petits dômes en guise d'entrées concoctées par les soins de Marie. Nous bavardons déjà depuis un petit moment.

- Lucie, tu vas vraiment aller jusqu'en Turquie pour aller voir ce mec que tu connais aussi peu ?

La question de Nawel, abrupte, vient de jeter une ombre sur ce moment qui aurait dû être sans nuages. Je l'ai toujours connue sceptique, n'accordant pas facilement sa confiance aux autres. C'est quelque chose que je peux concevoir, mais pourquoi partir du principe qu'il y a forcément un problème dans ma situation avec Ageng ? Est-il si difficile, pour mes amies, de concevoir qu'un homme ait eu un coup de cœur pour moi ? Ou peut-être ne croient-elles simplement pas en la possibilité d'une histoire d'amour à distance. Pourtant, cela n'a rien de ridicule. De nombreux couples géographiquement séparés communiquent éloignés avant de sceller un véritable engagement, et ce parfois même dès le début de leur histoire. Les relations épistolaires ou platoniques qui ont connu leur transformation ont toujours existé.

- Écoute, il me propose de venir dans son hôtel, je n'aurais rien à dépenser une fois là-bas, pourquoi se priver de vacances ?

Réponse d'orgueil, mais aussi de bon sens, de ma part. Je décide d'affecter une certaine nonchalance dans ma réponse, à la fois pour couper court à l'atmosphère pesante que le ton grave de Nawel a créé, et aussi parce que je ne me vois pas déblatérer pendant des heures sur la véracité des sentiments d'Ageng. Je souhaitais simplement partager mes récentes nouvelles avec mes plus proches amies, pas ouvrir la porte à un débat.

- Rien à dépenser sauf le billet pour venir le voir tu veux dire ? J'espère qu'il va t'inviter pour de vrai ? Rétorque mon amie.

Je ne sais pas quoi répondre. C'est étrange, d'habitude Nawel n'a aucune difficulté à se réjouir pour moi. Mais je peux concevoir ses inquiétudes. Il est vrai que, par le passé, j'ai pu faire preuve d'une certaine faiblesse émotionnelle en matière de relations amoureuses. C'est normal qu'elles soient dubitatives, elles ne connaissent pas Ageng et n'étaient pas présentes à Istanbul pour constater l'ampleur de notre connexion, que Rose avait pressentie. Je suis tellement sûre des sentiments de Ageng, qu'il ne m'apparaît pas utile de me justifier. Pas plus tard qu'hier, j'ai reçu un immense message de lui. Je crois qu'il s'agissait d'une déclaration d'amour, mais de celles qui ne disent pas leur nom. Tout ce qu'il cherchait à exprimer résidait entre les lignes, évacué de clichés, d'exagération, de too much. Juste, ses mots à lui, parsemé de considérations dont je ne saisissais pas toujours le sens. Il mêlait, à la fois, la description de ses ressentis à mon égard, et des références politiques, à la quête de la liberté. Une valeur qui semble lui être si chère.

- Ne vous inquiétez pas, j'ajoute, je sais ce que je fais en allant là-bas.

- Si tu sais ce que tu fais, alors..., lance Nawel en haussant les épaules avant de porter sa flûte de prosecco à ses lèvres. Je constate juste que c'est beaucoup de pouvoir que tu donnes à un homme, de le laisser te faire venir à lui, depuis le peu de temps que tu le connais.

- Il a fait une déclaration de sentiments claire et non équivoque, je réponds d'une manière plus précipitée que ce que j'aurais souhaité.

- Oui, acquiesce Marie. Je pense qu'il ressent quelque chose pour toi, mais attend au moins d'être sûre de ses sentiments, ajoute-t-elle en essayant de tempérer, fidèle à son soleil en balance.

Je ne pipre mot, pressée que la légère tension qui plane ne cesse et que l'on puisse enfin passer à un autre sujet. Après quelques verres, en effet, l'incident est oublié. Nous abordons d'autres sujets, le boulot, les relations humaines, les autres. Plus tard, la pop urbaine jaillit et nos danses sont entrecoupées par nos éclats de voix et de rires.

Je rentre quasiment au petit matin. Des rêves surnaturels, d'autres effrayants, ont envahi ma nuit. J'aimerais pouvoir me souvenir de la plupart de mes rêves, pour pouvoir les écrire et en faire quelque chose. Lorsque je me lève, le ciel est rose et je ne tarde pas à refermer la fenêtre car ce matin, le froid est mordant.

Les flammes pluriellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant