Chapitre XXIV : Les sens de la vie

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Après de nombreux échanges de messages sur quelques jours, Ageng demande à me voir. Je n'ai pas du tout l'habitude de faire des appels vidéos avec qui que ce soit et suis même légèrement intimidée. C'est la première fois que je le vois depuis mon départ d'Istanbul. Il est sur la terrasse de l'Hôtel, tout sourire, et il a l'air un peu ému, amusé, aussi. Une bouteille de vin est posée sur la table où il est nonchalamment installé. La caméra lui donne plus de carrure qu'il n'en a en réalité. C'est peut être le l'ascendant qu'il dégage qui me donne cette impression. Sa sagesse, son apparente solidité mentale doivent influencer l'image que j'ai de lui, jusqu'à sa représentation physique dans mon esprit. Légèrement tendue, je me cale contre la porte-fenêtre à côté de mon lit et en remonte les stores afin de pouvoir fumer une cigarette au cours de l'appel. Après un bref moment de flottement durant lequel nous nous fixons un peu hébétés, Ageng prend la parole.

- Lulu ! Alors ? Quelles sont les nouvelles ?

- Oh rien de spécial, tu sais. En France on dit : métro, boulot, dodo. Ça signifie la routine et la monotonie de la vie.

Pourquoi je viens de balancer un truc aussi insignifiant ?

- Vraiment rien ? Ta vie est monotone ? Tu es sûre ?

Je repasse le cours de ma journée. J'ai déjeuné avec Edith, la cousine de mon grand-père, que je vois chaque week-end depuis que je vis à Paris, et que j'affectionne beaucoup. Elle m'a confié cet après-midi sa solitude et le fait qu'elle s'ennuyait beaucoup.

- Si, un truc me perturbe un peu. Un membre de ma famille a déclaré aujourd'hui qu'elle pensait qu'elle n'avait plus rien à attendre de la vie. Je ne savais pas comment traiter cette info, comme la rassurer.

Ageng n'a pas l'air décontenancé que j'aborde un sujet intime et lourd dès le départ.

- Si elle te redit ça prochainement, répond Ageng quasiment du tac-au-tac, tu lui diras qu'il y a toujours des surprises dans la vie.

- Tu penses qu'elle va me croire ? Elle a déjà 87 ans. De sa perspective, la vie n'a plus beaucoup de surprises à lui offrir.

- Il y en a toujours, crois moi, c'est systématique. Toi par exemple, tu es ma surprise de l'année, me dit-il en souriant.

- Oh, et qui était la surprise de l'an dernier ? Je décide de le taquiner un peu.

Il éclate de rire, d'un rire qui me peturbe.

Ce mec est si difficile à cerner. Il rit sans cesse, pourtant je perçois une incommensurable tristesse en lui. Elle est à peine perceptible, mais apparaît parfois dans l'ombre brève d'un regard qui se voile, dans un timbre de voix légèrement inhabituel. Je me demande quelles épreuves, quels événements ont jalonné sa vie et l'ont construit. Ou détruit.

- Lucie, au-delà d'Edith. Tu peux me parler de ce qui te perturbe. Je peux t'assurer que je serais une bonne oreille pour toi.

Que puis-je lui dire de la vulnérabilité que tout le monde perçoit en moi, mais dont je n'ai jamais vraiment su quoi faire. Je réfléchis quelques secondes avant de me confier.

- J'éprouve une sorte de tristesse latente, jusqu'ici rien d'extraordinaire, c'est le cas, je pense, de beaucoup de personnes. Mais cette émotion est si profonde, si solide et à certains égards si inexplicable, qu'il m'arrive de m'interroger sur l'éventuelle nature pathologique de ce sentiment.

Ageng ne pipe mot, se contentant de m'écouter en l'observant. Je crois qu'il veut me laisser finir, mais j'ai déjà terminé. Un silence, qui n'est pas pesant, s'installe quelques instants, avant qu'il déclare :

- Quand je t'ai rencontré pour la première fois, j'ai su, dès le début, qu'il y avait quelque chose de différent en toi. Mais je ne voulais pas t'en parler. Et je crois que c'est la raison principale pour laquelle tu me plais. Tu es différente et ça doit être difficile pour toi de t'adapter à la vie quotidienne de notre époque.

- La vie quotidienne de notre époque ? Comment ça ? Notre époque contemporaine tu veux dire ?

- Je ne pense pas que tu sois dépressive, Lucie, si cette question t'obsède. Je pense que tu as une personnalité créative, mais que tu ne fais rien pour la découvrir. Lorsque l'on a en soi quelque chose de tel, c'est quasi criminel de ne pas l'exploiter.

A l'écoute de ces mots, je suis très surprise. Créative ? C'est la première fois que l'on dit cela de moi, et je ne suis même pas sûre de saisir la véritable portée de ce mot.

- Tu sais quel est ton problème ? reprend Ageng. Tu devrais écrire. Il y a des idées dans ta tête qui ont besoin de sortir. Dès lors que tu gardes à l'esprit toutes ses idées, elles créent un chaos. Je sais ce que tu ressens, car c'est ce que je ressens la plupart du temps.

La lecture et l'écriture ont été mes premières passions, complètement mises de côté par les tempêtes qu'ont constituées l'adolescence et l'âge adulte. Je crois que le dernier livre que j'ai lu et qui m'a marqué date de mes 15 ans, j'avais ce professeur de littérature extraordinaire que j'avais déçu par mon attitude de cancre le dernier jour de l'année. Ageng vient de me faire faire un bond en arrière, mental et émotionnel, vers mes amours originels, et la chose me sidère. Qu'ai-je fait de ma vie, de tout ce temps depuis mes 15 ans si je ne l'ai pas passé à lire ? Je suis également stupéfaite qu'Ageng soit tombé si juste en si peu de temps partagé ensemble. Je n'écris plus non plus depuis des années, j'ai complètement délaissé mes deux sources d'engouement. De là à considérer que j'ai un potentiel inexploité... c'est beaucoup d'honneur qu'il me fait. Il dit me percevoir comme étant une personne créative, c'est comme « artiste » : l'expression est pompeuse, je n'oserais jamais l'employer pour moi-même. Mais en même temps, elle est flatteuse.

A quoi as-tu vu tout ce que tu viens d'analyser en moi ?

Ageng demeure pensif un court instant.

- Je te l'ai dit, on est similaires. C'est précisément pour cela que je sais ce dont tu as besoin. Mais toi, quand tu essaies de construire un futur, tu ignores à quoi il ressemblerait, parce-que tu ignores quel est ton potentiel, que tu ne l'explores pas, ni ne l'exploite.

A mon tour d'être songeuse, avant de reprendre le fil de la discussion.

- Tu penses qu'on sera heureux ?

Cette question, que je pose à Ageng comme une enfant, est sortie toute seule, je ne pourrais en expliquer la raison. Il soupire.

- Non Darling, on ne sera pas heureux. Quand tu regardes la vie de toutes les personnes comme nous, aucun d'entre eux n'était heureux.

Je me décompose derrière mon écran et m'offusque.

- Mais c'est horrible ! Pourquoi tu dis cela d'une manière aussi affirmative ? C'est précisément ma plus grande crainte.

Derrière la caméra, Ageng fait un mouvement vers moi. Il semble être quelque part entre la crainte de m'avoir blessé, la volonté de me rassurer, et l'amusement, malgré la lourdeur de la thématique que nous abordons ensemble. Dommage qu'il lui soit impossible de m'atteindre, pour lui comme pour moi.

- Non ! Lulu ! Ne pense pas comme cela. Tu as besoin de trouver un sens à ta vie pour toi-même. Premièrement, tu devrais accepter ce que tu es...

Je le coupe.

- Comment peut-on faire une croix sur le bonheur ? C'est profondément inacceptable. C'est inconcevable. Surtout pas jeunes comme on l'est.

L'homme en face de moi m'éclaire de son sourire rayonnant et tragique à la fois, alors que le sujet de la conversation ne se prête pas à la gaieté, ni même à la gaieté feinte.

- Regarde, tu mets des conditions au bonheur. Le bonheur est un des sens de la vie, parmi mille autres sens. On peut vivre sa vie de différentes manières. Peut-être que tu as d'autres choses à découvrir. Si on a la chance de se revoir, je t'aiderais à sortir de la tristesse.

Les flammes pluriellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant