Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis le fameux rendez-vous dans le bureau de Jack. Ce délai avait laissé à Jo assez de temps pour se relancer dans la lecture du livre confié par Anne, et elle devait bien admettre que ce dernier avait été jusqu'à la fin une belle surprise dans laquelle elle s'était déjà replongée trois fois ! La plume de l'autrice – ou de l'auteure, selon les goûts et les couleurs – était affûtée, d'une grande humanité, légère et solide à la fois. En dressant les portraits de ses personnages, elle semblait laisser une infime ouverture sur elle-même. L'intrigue était bien ficelée : avec finalement assez peu, et malgré les attentes du lecteur ou de la lectrice qui pouvait déduire une situation à terme, elle parvenait à tenir en haleine et laisser malgré tout planer un doute sur la finalité de l'œuvre. L'histoire était somme toute assez simple : une jeune femme soumettait son premier roman à une maison d'édition, qui l'acceptait. Une réalisatrice souhaitait en faire un film, et le parallèle avec la réalité avait arraché à Jo un sourire amusé, d'autant plus que le livre proposait déjà une mise en abîme : l'histoire dans l'histoire était justement celle d'une écrivaine dont le premier roman allait être adapté au cinéma, et qui finissait par jouer dans le film. Sans entrer dans les détails, s'en suivait une relation entre l'autrice et la comédienne chevronnée semée d'embûches. Jusqu'à la dernière page, on ignorait si l'idylle porterait ses fruits ou bien si elle était vouée à l'échec. Il y avait donc beaucoup de légèreté (aucun fond de maladie incurable ou de guerre par exemple), mais aussi une gravité profonde dans les problématiques et les questionnements rencontrés par les héroïnes. Avec un ou deux personnages secondaires haut en couleurs, parfaits pour une adaptation en comédie romantique.
Quant au côté lesbien de l'œuvre, Jo ne savait pas quoi en penser : elle n'avait cessé d'imaginer les deux femmes, et certaines scènes décrites étaient un peu sulfureuses, comme celle dans laquelle l'avait interrompue Judy la dernière fois. Tout ceci ne cessait de la ramener à Médée et Sappho, et à cette sensation étrange et gênante qu'elle ne parvenait pas à réfréner. A chaque évocation de ce rêve, une étrange chaleur se réveillait dans son bas-ventre sans qu'elle ne puisse l'expliquer. D'ici à ce que le tournage débute, elle serait passée à autre chose, elle en était sûre. Même si ses joues rougissaient à chaque fois qu'elle lisait ces fameux passages du romans. Elle n'osait pas se l'avouer, mais elle avait eu tendance à passer bien plus rapidement sur les autres pages du livre lors de ses relectures afin de vite retrouver l'intimité de ces scènes. Mais ce n'était probablement que de la curiosité et ce fichu rêve dérangeant qui était la cause de tout cela. Elle avait fini par se faire à l'idée qu'elle était une professionnelle et qu'elle n'aurait aucun mal à feindre l'amour avec une femme, autant qu'avec un homme. Au moins, il n'y aurait là pas d'ambiguïté possible, contrairement à l'un de ses derniers tournages : son partenaire avait pris son jeu pour la réalité. Il était devenu bien trop avenant – pour ne pas dire pot de colle –, se croyant irrésistible et la pensant acquise. A aucun moment il n'avait paru envisager la possibilité qu'elle ne faisait qu'incarner un personnage, et qu'elle pouvait ne pas être intéressée. Pas du tout intéressée même. Elle avait perdu une énergie folle à l'éconduire poliment, puis plus durement, ce qu'il avait mal pris. Son ego de mâle alpha ne l'avait pas supporté, et l'atmosphère s'était alourdie sur le tournage, au point d'en devenir suffocante. Une fois l'ultime clap donné, personne ne s'était attardé sur les lieux, montrant à quel point tout le monde avait ressenti ce froid glacial et en avait pâti. Ce qui était fort dommage, car Jo avait beaucoup apprécié la plupart des personnes présentes. Les techniciens étaient tous très souriants, et l'équipe de maquillage était au top ! Maryline, sa maquilleuse attitrée, avait le don de la faire sourire et de lui transmettre une belle énergie pour toute la journée, malgré la perspective de retrouver l'autre comédien.
L'idée de ce nouveau film était donc d'autant plus reposante, et elle était plus heureuse qu'elle ne pensait face à la perspective de cette comédie romantique. Enfin ! Sa bulle de légèreté était à portée de mains ! Qui plus est, elle s'avérait particulièrement belle et réjouissante. Toutefois, elle ne perdait pas de vue un certain sens pragmatique : l'idée lui plaisait, mais ce qu'elle avait entre les mains était le livre à l'origine du scenario. Un scenario qu'elle n'avait pas. Elle était bien placée pour savoir qu'une adaptation cinématographique pouvait être particulièrement éloignée de l'œuvre originelle. C'est pourquoi elle ne se laissait pas complètement aller à son enthousiasme naissant.
Recroquevillée sur son fauteuil moelleux, elle avait justement le tapuscrit posé sur ses jambes et en tapotait la première page. Sans s'en rendre compte, elle passait son doigt sur le nom de l'autrice, « Emma Guaride ». C'est un joli nom, « Emma ». Ella avait l'impression de pouvoir jouer avec, qu'il lui disait bien des choses : Emma, Aima, aimer... mais au passé. Qu'en est-il du présent de ce verbe pour celle qui l'avait tenu en haleine ces derniers jours ? Et puis à l'envers, cela fait « Amme » et rappelle donc « âme »... A quoi cela pouvait-il bien servir ? Où ses pensées voulaient-elles l'entraîner ainsi ? Jo l'ignorait mais, étrangement pour elle qui aimait tant ne pas perdre le contrôle, cela lui importait peu. Et tandis que ses réflexions l'emportaient loin, son autre main glissait ses doigts dans ses cheveux blonds vénitiens en créant des boucles et des anglaises avec lesquelles elle jouait machinalement, sans s'en rendre compte. Elle essayait de visualiser les deux héroïnes du roman, mais à chaque fois, son esprit façonnait l'image de l'autrice. Du moins, celle qu'elle se faisait d'elle.
Elle fut extirpée de sa rêverie par son téléphone qui se mit à sonner sur son bureau, occupant l'alcôve spacieuse et entièrement vitrée de son salon. Elle se leva de son fauteuil pour répondre à l'appel, et vit le nom de son agent apparaître sur l'écran. Il devait décidément avoir un don, ou bien particulièrement bien la connaître pour savoir qu'elle était prête à lui donner une réponse.
« Allô Jack ?
- Comment ça va Jo ? Tu as eu le temps de lire le livre je présume ?
- Alors je vais bien, même si je me doute que la question n'était posée que par politesse, grinça Jo, et oui, j'ai eu le temps de le lire.
- Tu devrais pourtant assez bien me connaître pour savoir que je ne fais pas dans la politesse, rétorqua-t-il
- Pas faux... concéda-t-elle
- Et ? Verdict ?
- Dans l'absolu, de toi à moi, je suis très emballée, admit l'actrice.
- ... je sais qu'il y a un « mais »...
- Mais je ne veux pas donner de réponse définitive sans scénario.
- Encore heureux ! Tu n'es quand même pas si bête ! Je ne t'ai pas formée comme ça, sourit l'agent décidément fière de sa pouliche.
- Sans oublier la question des droits en suspens.
- Justement : Anne vient de m'informer qu'elle a signé avec l'autrice. La question des droits n'en est plus une ! Elle venait tout juste de la quitter quand elle m'a appelé.
- Et alors ?
- Alors quoi ? s'étonna l'agent »
C'était vrai ça : « alors quoi ? » Jo avait posé la question machinalement, sans réfléchir, de manière instinctive et... « viscérale » ? Elle voulait savoir comment était cette femme derrière l'œuvre qu'elle n'avait pas lâché durant plusieurs jours. Et surtout, le femme qui avait refait naître en elle les sensations de son rêve. Mais elle ne pouvait pas encore accepter l'idée de ce dernier point :
« Comment est-elle ?
- Très enthousiaste sur l'idée de l'adaptation, répondit Jack sans relever le double sens de la question. D'ailleurs, elle a accepté de chapeauter le scenario afin qu'il ne dénature pas le livre.
- Les planètes s'alignent, sourit Jo, dont l'enthousiasme débordait à présent face à la perspective du film forcément en adéquation avec le roman.
- Je donne donc ton accord de principe, sous réserve d'une validation quand le scenario sera prêt ? »Jo l'ignorait alors, mais sa vie allait changer après les trois lettres qu'elle s'apprêtait à prononcer. Un tout petit mot de rien du tout aux conséquence cataclysmique. Elle rêvait d'une comédie romantique, et tout concordait avec ses désirs. Y compris ceux qu'elle ne voulait pas s'avouer. Pas encore du moins.
« Oui »
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DilEmma
RomanceQuand la fidélité envers l'autre se heurte à la fidélité envers soi-même... Emma, jeune écrivain, voit son dernier roman se faire adapter au cinéma. Au moment du casting pour trouver les comédiennes incarnant ses héroïnes, elle dépanne l'équipe et s...