Chapitre 1 - Rachelle

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L'odeur du café qui emplit mes narines inonde mon coeur de bonheur, j'en avais clairement besoin. Les poumons gonflés d'air, je soupire pour laisser échapper toute ma frustration.
— Arrête de tirer sur les peaux de tes lèvres, ma jolie, tu vas finir par ne plus en avoir ! Me réprimande Rosee.
Mon tic de stress se dissipe aussi vite que la vieille dame m'en intime l'ordre, je lui voue bien trop de respect et
d'affection pour la contrarier.
— Je n'en peux plus, ils m'ont soulés, dis-je en
replongeant dans le souvenir du nettoyage de quelques
heures auparavant.
— Halala, ma belle, tu n'es pas au bout de tes peines,
rigole Rosee en s'installant face à moi avec sa propre tasse de café. Ses petites mains abimées par des années denettoyage se tordent autour du réceptacle en porcelaine orné d'un chat. Rosee adore les chats, c'est son animal préféré. En repensant à cela, je grimace. Avec toutes mes allergies, leur simple présence me brûle le nez alors que j'adore les câliner, pour mon plus grand désarroi.
— Tu te rends compte, ils m'ont fait nettoyer leur voiture aux cotons tiges !
Je bois une nouvelle gorgée de mon café pour apaiser
ma rage. Le goût amer du liquide noir adoucit ma colère, je me détends peu à peu. J'ai beau adorer les Miller, se sont mes pires clients, il n'y a qu'eux pour me faire faire des choses pareilles.
— Le secret dans ce métier, ma belle, c'est de trouver
des clients riches qui ne te demanderont pas grand chose mais te fileront beaucoup d'argent ! M'assure ma collègue.
Je ris en voyant son gros nez se tordre face à sa pseudo-blague. Je sais que Rosee est du genre à utiliser l'humour pour dissimuler la vérité et ça me plait. J'aime cette femme qui est clairement ma maman du travail.
— Je te jure, Rosee, si je n'avais pas besoin de ce fric je
ne ferais pas ce métier de merde.
— Parce que tu crois que je fais ça par passion, ma
jolie ? Me ramène à la réalité maman deux en posant sa main sur la mienne.
Évidemment que tout le monde travaille parce que
l'argent est nécessaire, rare sont les gens qui le font par vocation. Je vide ma tasse d'une traite et me lève pour la laver dans l'évier puis l'essuie et la range dans l'armoire.
Plus que quelques mois et je quitterai ce métier pourri pour vivre ma vocation, enfin.
— Tu es sûre que tu ne veux pas manger avec nous,
Marc t'adore, il ne dira rien tu sais ? Me propose ma
collègue.
— Non, c'est gentil Rosee mais je dois terminer mon
travail de philosophie.
— Comme tu voudras, ma jolie. J'y vais, je commence à
fatiguer, dit-elle en se relevant doucement.
— Laisse ta tasse, je m'occupe de ranger le reste.
Elle me remercie, s'avance vers moi pour me prendre
dans ses bras et pose un bisou sur mon front. Son odeur d'eau de cologne m'effleure les narines, me faisant sourire.
— A demain, ma belle.
Elle me fait signe de la main, enlève son tablier qu'elle
pose sur le bord de la chaise et part son petit sac à main noir sur l'épaule. Du peu de dames âgées que je connais, elle reste la seule à être aussi apprêtée malgré le travail et la fatigue. Je prends sa tasse que je nettoie et range, j'inspecte notre local une dernière fois avant d'éteindre les lumières et de le fermer à clé jusque demain. Je passe la tête par la porte de secours du bâtiment pour vérifier qu'il n'y a personne et lorsque j'en suis certaine, je m'aventure dans la
ruelle où quelques camés préparent leur dose. Les mains dans les poches, mon téléphone dans ma manche, j'avance rapidement en me faisant la plus discrète possible le long des murs. Je déteste la semaine car je dois revenir ici déposer les ustensiles de nettoyages à utiliser pour le
lendemain alors qu'il fait déjà noir. Quelle idée de nettoyer chez les gens après tes cours, en même temps, Rachelle.
Comme si j'avais le choix, franchement ? Je fais taire ma petite voix et monte dans mon véhicule à toute vitesse. Ma petite Polo démarre au quart de tour et je démarre en hâte rejoindre mon kot où m'attend Sirius. Je me laisse porter par la musique assourdissante de la voiture et relâche enfin la pression. Fini de penser aux Miller et leur nettoyage à la con, fini de penser aux cours et tout ce qui ne va pas dans ma vie. Pour quelques minutes de trajet, je me vide la tête et
me laisser porter par les paroles de la musique pour un
moment.
— Can I have your daughter for the rest of my life?
Say yes, say yes, 'cause I need to know
You say I'll never get your blessin' 'til the day I die
"Tough luck, my friend, but the answer is no...
Je hurle si fort dans la voiture que le jeune homme qui
attend à côté de moi au feu rouge, dans une superbe Audi R8 noir matte, me fixe intrigué. Je lève le sourcil gauche pour lui faire comprendre que j'ai remarqué son regard insistant et qu'il doit changer de vue.
—Regarde ailleurs, connard. Lorsque le feu devient vert, je démarre et le dépasse.
— C'est pas le moteur qui fait, c'est le pilote !
Comme s'il m'avait entendu, le jeune homme brun me
dépasse à toute vitesse en me fixant à travers sa fenêtre puis son rétroviseur central. La seule chose que j'aperçois lorsqu'il s'éloigne, c'est le sourire ravageur qu'il plante sur son visage en gagnant de la distance. Je reporte mon attention sur la route, dégoûtée. Je devrais apprendre à me contenir. Qui fait le malin, tombe dans le ravin, dirait ta
mère. Sauf qu'elle n'est pas là, donc je dis encore ce que je veux. Je tourne et tente de me garer mais en vain. Les étudiants de ce putain de bâtiment ne savent décidément pas se garer. Ou ils picolent de trop pour y arriver, allons savoir. Je me gare plus loin et descend la route à pieds puis j'entre dans le bâtiment où se situe mon kot. L'odeur de cigarette froide et d'humidité me donne la nausée, j'ai hâte
de pouvoir déménager. J'appuie sur le bouton de
l'ascenseur mais il reste bloqué entre l'étage numéro deux et l'étage numéro trois.
— Génial, comme si ce n'était pas déjà assez une
journée de merde.
Je monte péniblement les cinq étages qui m'amènent à
mon chez moi, les pieds lourds. Je regrette amèrement
d'avoir enfilé mes bottines de combat aussi lourde qu'un éléphant. Florent se moque de moi lorsque je les appelle comme ça, j'ai beau expliquer que c'est le nom du modèle sur le site, ça ne change rien.
Arrivée devant la porte, mes clés restent bloquées par
celles de Florent qui ne les a pas retirées. Je frappe
plusieurs fois à la porte, énervée.
— Ouvre-moi !
— Ça va, ça va, j'arrive !
La porte s'ouvre et laisse apparaître les lumières des
néons accrochés au mur de l'appartement, qui se reflètent sur le sol du couloir. J'entre en retirant mes chaussures, enlevant le poids le plus lourd de la journée lorsque Sirius arrive en courant vers moi. Je sers l'animal dans mes bras pendant que sa truffe inspecte l'odeur de mes vêtements. Je sais, je dois sentir la transpiration et la poussière. Ou peut-
être le produit d'entretien ? Ou tout ça à la fois ?
— Bonjour mon coeur, comment tu vas ? Florent attend poliment avec sa manette en main et son casque sur les oreilles mais je vois qu'il trépigne d'impatience de reprendre sa place dans le fauteuil.
— Journée de merde, réponds-je en soufflant. On mange quoi ?
— Euh... j'ai pas fait à manger, j'ai pas vu l'heure passer. Je suis désolé.
Je souffle et saisis un paquet de crackers en passant
devant l'armoire à bonbons située dans l'entrée, entre le salon et la cuisine.
— Je peux jamais rien te demander, Florent.
— Ça va, y a plus grave hein !
— J'ai pas accepté que tu squattes ici pour te loger gratos et faire ta maman en prime, rétorqué-je.
Qu'est-ce que c'est con un mec, purée.
— Rachelle et la mauvaise humeur, le retour. T'as tes
règles ou quoi ?
— Laisse tomber.
Je quitte la pièce le paquet de crackers en main, mon
Husky collé aux baskets. J'aperçois le pot de chocolat à
tartiner sur l'étagère du fond de la cuisine ainsi que le
paquet de cookies. Je les saisis et m'installe sur le sol du salon, face à la table. Mon repas est tout près. Perdue dans mes pensées, je regarde d'un œil la télévision qui affiche les soldats entrain de tuer des gens dans le jeu auquel joue Florent. Je ne comprendrai jamais comment il peut aimer ce
genre de conneries. Quel est le plaisir à faire du mal aux gens virtuellement ?
— On regarderait bien un film, non ? Proposé-je pour
changer les images qui me donnent la gerbe.
— Encore un truc romantique de merde ? Laisse tomber, bébé, j'ai pas envie.
Évidemment, c'est stupide, il a raison. Le regard plongé dans le vide, je saisis une crackers que je trempe dans la pâte à tartiner et que je gobe d'un coup. Le plaisir que me provoque l'aliment stoppe un moment mes pensées parasites, et comme l'effet de la musique, je me sens légère.
Encore plus légère. Je saisi un cookies et répète le procédé, encore et encore jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à part une sensation de trop plein et de culpabilité. Tu devais tout t'enfiler, hein grosse truie ? Je secoue la tête pour chasser mes propres brimades et me lève pour jeter les déchets.
— Je vais dormir.
— Déjà ? Râle Florent.
— Je suis fatiguée, j'ai beaucoup travaillé.
Je me dirige vers notre petite chambre après lui avoir
déposé un bref baiser sur les lèvres. Sirius comprend que nous n'irons pas promener et s'affale sur le sol orné d'un vinyle effet parquet en soufflant de tout son être. Je me déshabille et me couche en culotte sur le tissu froid du couvre-lit, qui apaise un peu mes tourments. Je suis trop bête, je devrais le quitter. Qu'est-ce qu'il m'apporte ? Rien.
Je l'entretiens et je le choie alors que c'est déjà difficile pour moi de joindre les deux bouts. Peut-être que s'il n'était pas ici, je pourrais moins travailler ? Et si je travaille moins, j'aurai plus de chance de réussir mon année mal partie. Si j'étais moins grosse, je trouverais probablement quelqu'un de mieux. Quelqu'un qui prendrait soin de moi et m'aiderait plutôt que de se contenter du minimum. Je ne mérite pas
plus que le minimum, il est là le problème. Si je n'avais pas mangé autant, j'aurais perdu un peu et j'aurais eu plus de chance de le quitter pour trouver quelqu'un de mieux. Mais l'herbe n'est pas plus verte ailleurs, si ?
Je me lève et me dirige vers la porte de la salle de bain
située dans la chambre. Le froid du carrelage blanc sur mes pieds me donne un frisson, je pose mes pieds sur la balance. 77 kg.
77 kg.
1m68.
77 kg. 77 kg. 77 kg. 77 kg. 77 kg. 77 kg. 77 kg. 77 kg.
Prise dans mon torrent de pensées, la nausée me monte au fur et à mesure que la culpabilité prend le dessus. Je descends de mon engin de torture et me dirige vers les toilettes où j'enfonce deux doigts dans le fond de ma gorge.
Plusieurs fois, des hauts le coeur me viennent mais rien ne sort. Ce n'est pas pour cette fois, Rachelle. Même ça, je n'y arrive pas.
Je me recouche dans ce lit trop grand pour moi seule et j'évacue ma frustration par les larmes. Je laisse la peine, la culpabilité et la solitude m'inonder et me noyer jusqu'à ce
que je trouve le sommeil.

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