Chapitre 4 - Rachelle

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Mon arrivée chez les Miller a été rapide mais lorsque je leur ai demandé de quoi ils voulaient parler, monsieur Miller s'est contenté de me dire qu'ils m'expliqueraient à la fin de mon service. Je zyeute ma montre, dans 16 minutes je termine mon nettoyage et je suis à deux doigts de vomir tant je suis rongée par le stress. Ils le savent pourtant, que je prends tout à coeur et que m'annoncer ça à le même effet que de presser un pistolet sur ma tempe. Sans m'en rendre compte, j'ai achevé de tuer mes lèvres qui propagent un goût ferreux dans ma bouche depuis une heure tant elles sont abimées. C'est plus fort que moi, je ne contrôle plus rien lorsque je suis sous pression et ce genre de situation est clairement une pression. A genou, je frotte les joints du carrelage de la véranda à l'aide d'une brosse à dents. Heureusement qu'ils sont gentils, sinon je les aurais clairement envoyé chier. Les Miller sont de riches personnes sans famille, ils me demandent sans cesse des petits détails puisque je nettoie tous les jours chez eux et qu'il y fait propre. Par conséquent, j'ai l'habitude de nettoyer les joints à la brosse à dents, de lustrer le sol en chaîne à la main, faire les moulures des meubles au pinceau et à la cire... mais je déteste par dessus tout nettoyer ce foutu sol, ces foutus joints, à la brosse à dents. Une fois toutes les deux semaines, j'y passe trois heures qui me semblent durer une éternité avec en surcroît un fond de musique classique. J'adore ça, mais pas lorsque c'est le même air de musique qui défile en boucle.
— Jeune fille, veux-tu bien venir dans le salon ? On doit te parler, m'interroge monsieur Miller.
J'approuve d'un signe de tête en jetant un œil sur l'horloge qui pend aux murs : il me reste 5 minutes de service, je suis surprise qu'ils soient si généreux en me faisant arrêter plus tôt. Et s'ils me le font rattraper en double demain ? Fuck, ils en sont capables putain. Je me relève, range mon matériel et les rejoins dans le salon où ils dégustent un verre de vin devant une vieille série qu'ils regardent en boucle.
— Que puis-je faire pour vous, madame et monsieur Miller ?
— Pour nous, rien du tout me répond madame Miller.
Son mari la fusille du regard, lui intimant en silence de se taire car c'est à lui de parler.
— Demain, tu ne viendras pas ici mais tu iras chez un ami. Il a besoin qu'une jeune femme nettoie sa maison de font en combles, toute la journée donc tu ne pourras pas aller à l'école.
Génial, je n'ai même plus mon mot à dire en plus...
— Nous te paierons quand même ta journée et lui te paiera également. C'est un service qu'on lui rend, vois-tu, car... madame Miller cherche ses mots pour le reste de sa phrase. Elle ne sait pas s'empêcher de parler, ce qui dérange fortement son mari car elle en dit toujours de trop. A juste titre.
— Monsieur Soon est veuf depuis quelques temps et ne s'en sort pas chez lui. Sa précédente femme de ménage a démissionné sans prévenir, tu iras deux ou trois fois le temps qu'il trouve quelqu'un d'autre. Les consignes sont simples, tu te rends à cette adresse.
Monsieur Miller me tient une enveloppe, que j'ouvre avec minutie. J'ai la sensation de toucher quelque chose d'interdit... Dans l'enveloppe se trouve ma paie du jour et celle de demain, sans compter l'argent de monsieur Soon. Je ris intérieurement en pensant à ce que me disais Rosee la veille : le tout, c'est de trouver un riche qui te paiera bien.
— Sa clé se situe sous le pot de fleurs à côté de sa porte,  tu trouveras la liste des choses à faire sur le meuble à l'entrée. Monsieur Soon a insisté sur le fait que tu devais impérativement procéder aux tâches dans l'ordre. Il a précisé qu'il valait mieux que tu arrives tôt, il y a beaucoup à faire et il ne sera pas là avant tard au soir. Reste jusqu'à ce que tu aies fini.
J'opine du chef, je n'ai pas vraiment le choix de toute façon.
— Concernant le paiement, tu seras payée 40€ de l'heure entre 9h du matin et 20h. Les heures que tu feras avant et après cette plage horaire te seront payées 80€.
Sur cette nouvelle, mes yeux s'écarquillent. Je n'en reviens pas, personne n'est payé autant dans ce métier ! C'est plus que le gros lot ce client et j'échafaude déjà un plan pour ne plus rester que chez lui. A ce train là, je pourrai stopper ce boulot de misère d'ici à peine quelques mois avant d'enfin travailler dans l'enseignement.
— Par contre, tu devras porter d'autres vêtements ma petite. Monsieur Soon est très frileux, il fait mourant de chaleur chez lui.
En voyant mon air surpris, madame Miller rigole et me tend une tasse de café.
— Bois ça, ma petite, tu vas mourir d'une crise cardiaque et on a encore besoin de toi. Nous t'avions dit qu'on t'aiderait si on le pouvait, sourit-elle doucement.
Il y a quelques mois, je leur ai demandé une avance qu'ils ne m'ont pas donné. Sirius s'était cassé la patte et les frais vétérinaire étaient astronomiques. Finalement, c'est Rosee qui me les a avancés et j'ai pris des mois à lui rendre. Les Miller m'avaient promis qu'ils m'offriraient leur aide financière quand ils en seraient capable mais je ne m'attendais pas à autant.

— Tu te rends compte, Rosee ? C'est une occasion en or ! Je dirais même que j'ai trouvé là poule aux œufs d'or, putain !
Je fais les cents pas dans notre petit local de rangement que nous avons aménagé à notre sauce. Ma vieille collège rigole en touillant dans son café fumant, posé sur la table. Je suis un peu nerveuse, c'est la septième tasse que je m'enfile depuis ce début de soirée chez les Miller.
— Méfie-toi, ma belle, les œufs en or ne sont pas comestibles.
Je ris mais au fond, quelque chose m'inquiète. Rosee a beau utiliser l'humour pour me livrer des vérités, quelque chose de plus profond et d'inquiétant se cache dans ses traits fatigués.
— Qu'est-ce qui ne va pas, Rosee ?
Je m'assieds en face d'elle, soudain inquiète. Mes mains posées sur les siennes, j'attends sa réponse mais elle semble fuir mon regard.
— Je ne sais pas... je n'ai jamais entendu parler de ce client, pourtant, je les connais tous tu le sais bien.
En effet, je le sais. Rosee est la plus ancienne ici et même si officiellement elle n'est plus censée travailler, elle connaît encore tous les clients et leurs vices cachés.
— Apparemment, il avait une autre femme de ménage avant. Elle a démissionné et est partie, c'est pour ça que les Miller me prête à ce vieil homme. Il ne s'en sort pas depuis que sa femme est morte.
— Justement, ma jolie. Pourquoi l'ancienne femme de ménage est partie s'il payait si bien ? Il y a anguille sous roche, tu devrais te méfier.
Rattrapée par la réalité, je déglutis avec peine. C'est vrai que c'est bizarre mais... j'ai tellement besoin de cet argent. Je ne risque rien de grave, si ?
— Peut-être qu'il est vraiment crado ? Ou qu'il demande de frotter les joints à la brosse à dents ?
Je rigole et ma collègue aussi. Son vieux sourire illumine mon coeur et m'apporte un peu de légèreté.
— Peut-être mais je ne te le souhaite pas ! Oh, avant que j'oublie, j'ai quelque chose pour toi.
La vieille dame sort un petit paquet cadeau de son éternel sac à main noir. Elle le dépose sur la table et se lève pour nous servir une nouvelle tasse de café, elle sait que je n'aime pas être observée lorsqu'on m'offre quelque chose. Je me tais et ne lui dis pas qu'une tasse de café supplémentaire est une mauvaise idée, je préfère avoir des palpitations que de la voir m'observer de ses yeux gris lorsque j'ouvre ce cadeau.
Les mains tremblantes, je détache le papier cadeau en faisant attention de ne pas l'abimer afin de le conserver. Lorsqu'on m'offre un cadeau, la boite et l'emballage compte tout autant pour moi que le présent en lui-même. Je découvre un petit bracelet en argent, orné d'un cerf : mon animal totem.
— C'est magnifique Rosee, merci ! Je me lève et me précipite sur elle pour la serrer dans mes bras. Elle me rend mon contact et je sens l'émotion écraser sa gorge lorsqu'elle me dit :
— Ma fille avait le même, elle l'adorait... alors quand je l'ai vu au magasin, je me suis dites que ça te ferait plaisir.
Je souris, émue. Rosee et Marc ont perdu leur fille il y a déjà une vingtaine d'années, ça a brisé quelque chose en eux et je sais qu'ils ne le récupèreront jamais. Je sais aussi que si nous sommes aussi proches, c'est parce que je lui rappelle sa fille et j'avoue que ça me plaît. Elle aussi, elle me rappelle ma mère, en plus vieille c'est vrai, mais ma mère quand même. J'essuie une larme avec la manche de mon gilet et bois une gorgée du café brûlant qu'elle vient de déposer sur la table. Intérieurement, je me fais la promesse de lui dégoter une tasse avec un chat, qu'elle pourrait reprendre chez elle. Finalement, ce n'était pas une mauvaise journée.

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