Chapitre 4

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Au bout d'un moment, des bruits de voix lui parvinrent d'un peu plus haut. Probablement des moniteurs qui finissaient de ranger le matériel dans le local à surf... Mais elle s'en fichait royalement. Ils n'avaient qu'à tous la voir pleurer comme une gamine et l'affubler d'un nouveau surnom si l'envie leur en prenait, ça lui était bien égal !
Petit à petit, le bruit des vagues et l'odeur du sel marin qu'elle connaissait si bien finirent par l'apaiser. En touchant un fragment de blockhaus qui dépassait dans le sable, Elisabeth sentit une faille sous sa main. Elle frotta cette dernière pour en enlever la poussière et lut, d'une voix à peine audible : « Été 2010, surfeuse forever. Élise ». Elle effleura la gravure du bout des doigts. Bien sûr, elle n'était pas venue ici par hasard. Cette plage était l'endroit où elle avait grandi, son terrain de jeux... Ses débuts en surf lui revinrent alors en mémoire.

J'avais moins d'un an la première fois où mon père m'avait mise sur une planche. Mais il me tenait alors, évidemment, ça ne comptait pas vraiment. Non, c'était à six ans que j'avais réellement surfé pour la première fois, sur une plage proche de Bayonne. Je savais tout juste nager. Mon père, ancien surfeur, m'avait donné ma première leçon. J'avais immédiatement adoré ça ! Quelques mois après, je participais à ma première compétition, le Baby BigAir Surfing Tour, à la plage du Surf Club, à seulement quelques kilomètres de l'endroit où je me trouvais à présent. Et je l'avais gagnée ! Mon père n'avait pas pu me voir concourir mais, heureusement, il était revenu à temps de son rendez-vous pour assister à la remise des prix. Je me souviens que j'avais couru vers lui, toute joyeuse à l'idée de lui apprendre la nouvelle. C'est là qu'il m'avait offert mon collier de surfeuse, en affirmant : « Pour ma championne, qui saura trouver son chemin dans la vie ». Sur le coup, je n'avais pas compris ce qu'il avait voulu dire par là et, fronçant les sourcils, je lui avais demandé de ma petite voix innocente « Trouver mon chemin... Mais s'il y en a plusieurs, comment je saurai lequel est le bon, Papa ? », ce qui avait fait rire mon père aux éclats. Puis, il avait fait un grand geste du bras en direction de l'océan en disant « Tu le sauras au fond de toi, tu verras » avant de m'ébouriffer les cheveux en riant.

Elisabeth sourit à cet agréable souvenir. Ce jour-là fut probablement l'un des plus beaux de toute son existence mais aussi le début d'une immense passion.
Toujours perdue dans ses pensées, Elisabeth observait tristement le ressac des vagues sur le sable. Dire que, des années plus tôt, elle avait contemplé l'océan depuis cette même plage en songeant aux futurs compétitions qu'elle remporterait, et à présent... A présent, elle n'était même plus sûre d'être capable de remonter un jour sur une planche. Léo était probablement le seul à être persuadé du contraire. Qu'est-ce qu'il avait dit déjà... ?
Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que l'on n'ose pas les faire mais c'est parce que l'on n'ose pas les faire qu'elles sont difficiles... Ou quelque chose dans le genre...
Elisabeth haussa les épaules. Après tout, peut-être n'avait-il pas tort ? Peut-être que, dans le fond, c'était elle qui s'interdisait de surfer par peur de ré-affronter son ancienne vie ? Qu'en réalité, il lui suffisait de prendre une planche et de se jeter à l'eau...
Mais en même temps, elle savait que ce n'était pas si simple : même si, un jour, elle parvenait à affronter sa peur de l'eau et à se remettre sérieusement au surf, alors elle devrait faire face à toutes les personnes qu'elle avait laissées derrière elle. Et alors, elle redeviendrait la fille de l'accident. Ce qu'elle ne désirait pour rien au monde. Elle était prise au piège, face à une impasse. Néanmoins, rien ne l'empêchait de se contenter de faire quelques surfs de temps à autre, juste pour le simple plaisir de glisser sur l'eau... A cette pensée, elle regarda en direction de la cabane. Il n'y avait manifestement plus personne.
Moins d'une minute plus tard, elle se tenait devant le local.
Et merde ! jura-t-elle intérieurement lorsqu'elle aperçut la porte fermée par un cadenas à code. Quelle était la combinaison, déjà ? 3365 ? 3390 ? A moins que ce fut l'inverse, 9033 ?
Élisabeth commença à faire tourner les petits chiffres du cadenas. 3..... 3...... Pour le département de la Gironde. Mais ensuite ? L'année de naissance de sa mère ? L'année de mariage de ses parents ?
Elle continua d'actionner le système de fermeture, incertaine. 6....... 5....... Plein d'espoir, elle tira sur le mécanisme. Raté ! Le cadenas demeurait fermé. Et si son père avait changé la combinaison après le départ de son ex-femme ? C'était comme chercher une aiguille dans une botte de foin !
Découragée, Elisabeth laissa échapper un soupir avant de jeter un regard rempli de désir en direction des vagues qui s'écrasaient sur la grève. Puis, décidant de rester optimiste, elle reporta de nouveau son attention sur le cadenas et fit quelques autres tentatives. Sans plus de succès.
Elle s'apprêtait à faire le tour du local pour trouver un autre moyen d'entrer lorsque, tout à coup, elle se souvint. Les deux derniers chiffres ne correspondaient pas à l'année de mariage de ses parents mais à leur année de rencontre !
Tremblante, Elisabeth ré-itéra l'opération une nouvelle fois. 3....... 3...... 8....... Manque de chance, la molette choisit cet instant pour se coincer. Agacée, Élisabeth tira d'un coup sec sur le mécanisme pour débloquer le dernier rouage. Elle devait à tout prix parvenir à ouvrir ce maudit cadenas ! Le souffle court, elle tourna finalement la dernière molette pour positionner le chiffre sur 4. Bingo ! Le cadenas s'ouvrit et quelques secondes plus tard, tout le matériel de surf se tenait devant elle.
Le coeur battant, elle attrapa un vieux surf posé sur une étagère. Le sien s'était fendu en deux lors de l'accident et elle n'en avait pas refait depuis. Elle commença par enlever ses habits, lentement d'abord, puis de plus en plus rapidement, comme s'ils lui brûlaient la peau. Vite... Elle devait surfer. A présent, l'envie l'en démangeait. Elle se demandait comment elle avait pu tenir si longtemps.
La quête du Graal... Une fois que tu as mordu à l'hameçon, plus moyen d'y échapper !
La voix de Léo résonnait dans sa tête. Qu'est-ce qu'elle avait pu être naïve en pensant qu'elle pourrait si facilement tirer un trait sur son passé. Le surf faisait partie d'elle, sa vie toute entière en dépendait, comme Léo le lui avait fait remarquer. Et elle ne pouvait rien y faire. C'était ainsi. Elle était née pour surfer.
Soudain, la citation de son petit livre lui revint en mémoire : « Il n'est jamais trop tard pour devenir ce que l'on aurait pu être ». Peut-être qu'après tout, elle ne se trouvait pas là par hasard ?
Alors, sans plus attendre, Elisabeth s'élança en direction de l'océan, le surf sous le bras, un sourire aux lèvres à la fois mêlé de crainte et d'excitation. Elle prit une première mousse puis se leva, les jambes flageolantes. Elle surfa ainsi sur quelques mètres, vacillante, mais retomba bientôt. Une fois sous l'eau, sa première réaction fut de s'affoler puis elle refit finalement surface, ruisselante, le visage rayonnant de bonheur et un immense sourire aux lèvres.
Contre toute attente, elle fut prise d'un énorme fou-rire. C'était tellement bon d'enfin pouvoir ressentir cette impression de liberté l'envahir. L'eau dégoulinant sur son visage, les derniers rayons du soleil sur sa peau... Même l'odeur puante du néoprène de sa vieille combi lui avait terriblement manquée... Pour la première fois depuis trois ans, elle se sentait de nouveau exister. Comment avait-elle pu oublier à ce point ce qui comptait vraiment pour elle ? Cette sensation, ce sentiment d'exaltation qui la submergeait chaque fois qu'elle prenait une vague.
Elisabeth chevaucha sa planche et se tourna en direction du large avec une seule envie : recommencer.

Elle surfa ainsi plusieurs heures, perdant toute notion du temps. Au comble de la joie, elle ne vit pas les gros nuages menaçants cacher le soleil de cette fin de journée. Ce n'est que lorsque la pluie se mit à tomber à verse qu'elle réalisa qu'il allait bientôt faire nuit et qu'il était grand temps de rentrer. Mais c'était tellement bon !
Un dernier surf et après j'arrête, se promit-elle intérieurement.
Elle ne put s'empêcher d'en faire encore trois autres et, repartant au large, elle se jura que cette fois-ci, c'était vraiment le dernier. La pluie se faisait de plus en plus violente et le vent, qui n'était pas loin de frôler les trente nœuds, avait modifié la force des vagues.
Mais alors qu'elle s'était arrêtée de ramer pour réajuster son leash à sa cheville, Elisabeth réalisa qu'elle s'éloignait de plus en plus du bord, sans même qu'elle n'ait besoin de ramer. Un regard vers la plage lui suffit pour confirmer ses craintes : elle venait de se faire attraper par une baïne, ces puissants courants qui emportent au large sans que l'on ne puisse regagner la rive. Soudain prise de panique, elle se mit à ramer de toutes ses forces pour tenter de rejoindre le bord. En vain. A chaque mouvement, elle s'épuisait un peu plus et le courant ne faisait que la faire reculer davantage.
Lorsque la solution s'imposa à elle comme une évidence. Se laisser porter... Mais oui, bien sûr ! Comment avait-elle pu ne pas y penser ? Avec l'affolement, elle en avait oublié toutes les recommandations de base que l'on apprenait aux débutants. Instantanément, elle cessa de lutter contre le courant. Car, au contraire, il fallait nager parallèlement à la côte pour rejoindre une zone de déferlement des vagues.
Quand enfin, il lui sembla être sortie de la baïne, elle soupira de soulagement. Mais, sans qu'elle n'ait eu le temps de le voir survenir, un énorme rouleau s'écrasa violemment sur elle et l'entraîna au fond de l'eau, faisant l'effet d'une machine à laver. Tentant de remonter le plus rapidement possible à la surface, Elisabeth fut secouée à l'arrivée d'une nouvelle grosse vague qui s'abattit sur elle, la fit boire la tasse et la ramena de nouveau sous l'eau. C'est là qu'elle heurta le fond et, à partir de ce moment, tout s'accéléra. Sa jambe reçut un violent coup et bientôt, il lui sembla manquer d'air.
Immédiatement, l'accident ressurgit de sa mémoire. Comment elle avait été ballottée par les vagues qui la ramenaient sans cesse au fond, tandis qu'elle se débattait vainement pour tenter de revenir à l'air libre. Elle aurait pu y rester. Heureusement, les secours étaient venus la chercher. Mais cette fois-ci, elle était seule. Personne pour venir l'aider ! Les autres surfeurs avaient déserté la plage quelques heures plus tôt...
Après plusieurs tentatives, elle regagna finalement la surface et reprit son souffle, soulagée. Mais à la vue d'une nouvelle série de vagues se profiler à l'horizon, Elisabeth se mit de nouveau à paniquer.
Et cette douleur au mollet qui l'empêchait de nager correctement... Elle s'était probablement entaillée la jambe avec l'aileron de sa planche et, maintenant, son sang allait attirer tous les requins du coin... A cette simple pensée, l'inquiétude l'envahit de plus belle et Elisabeth redoubla d'efforts pour regagner la terre ferme.
Lorsqu'elle atteignit finalement la rive, elle se laissa tomber sur le sable, ruisselante. A ce moment-là, elle se jura que plus jamais elle ne remettrait les pieds sur un surf. Jamais !
Reprenant peu à peu ses esprits, elle aperçut un groupe de vacanciers accourir et lui demander si elle allait bien. Elle s'apprêtait à approuver quand elle se rendit compte que son mollet la faisait toujours atrocement souffrir. Elle était au bord des larmes et gelée. Une femme d'une cinquantaine d'années semblait sur le point d'appeler le SAMU. Puis, quelqu'un s'avança :
— Tu as l'impression que ton mollet a diminué de volume ?
Pas très sûre des mots et grelottant de froid, Elisabeth acquiesça en silence. Alors, il s'approcha et affirma, rassurant :
— C'est juste une crampe, ce n'est pas grave. Mais si tu continues de rester là, tu risques d'attraper froid, ajouta-t-il avec sérieux.
Tous les regards se tournèrent vers lui, à l'affût. Il déclara :
— Je suis secouriste. C'est bon, laissez-moi faire.
Jugeant qu'elle devait être entre de bonnes mains, le groupe de touristes poursuivit finalement son chemin.
Sans hésiter, l'inconnu souleva Elisabeth et la prit dans ses bras.
— Hé, mais je te connais... fit-il, surpris.

A contre-courantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant